16 juin 2025

Les mauvais jours finiront : Hommage aux indésirables

Prof de littérature au collégial, Samuel Mercier puise dans ses connaissances, ses intérêts et ses préoccupations pour nourrir ces chroniques, préalablement publiée dans son infolettre Des nouvelles du Père Duchesne (personnage type représentant le peuple). Publié chez Lux en 2024, son recueil Les mauvais jours finiront : hommage aux indésirables présente une vingtaine de textes réflexifs, parfois allégoriques. Pour l'auteur, « Seule l'histoire qui vient d'en bas est en mesure de créer du commun ». Chacun de ses textes part d'un élément de son quotidien ou de l'actualité : ses voyages de pêche dans le Nord, la boxe, les oiseaux (l'une de ses passions) pour ensuite les dérouter de manière habile et littéraire vers les dynamiques produites par ces éléments et les mettre en relation avec la société qui les produit. Il aborde ainsi des sujets brûlants tels que la culture de l'annulation, la pauvreté, la gestion de la crise de la COVID... Son expérience dans un CHSLD - il s'est engagé rapidement après l'appel du gouvernement à « Je contribue » - l'a bouleversé et a généré chez lui une grande réflexion sur notre société. Son objectif avec son essai est de revenir vers les communs : ce qui nous unit, ce qui nous lie, les espaces que l'on partage, mais aussi la culture commune (Samuel Mercier est un spécialiste de l'histoire culturelle).
L'auteur reste résolument optimiste et évite le cynisme. Son ton reste critique avec quelques pointes d'ironie à plusieurs reprises. Pour lui, « [q]u'on l'appelle Dieu, le Progrès ou la Providence, l'espoir est le seul véritable geste révolutionnaire quand tout autour est au cynisme et à la débandade. »
Un essai vivifiant, qui nous rend plus intelligent.

Les mauvais jours finiront : Hommage aux indésirables, Samuel Mercier, Lux éditeur, 2024, 197 pages.

11 juin 2025

Sa majesté des mouches

Un groupe d'écoliers survivants d'un écrasement d'avion doivent s'organiser pour survivre sur une île déserte et inconnue. La prémisse de départ du roman de William Golding prend une tournure dramatique lorsque les jeunes garçons, qui tentent de créer une petite société basée sur un modèle connu, s'opposent dans leurs façons de voir les choses et dans les décisions qu'ils souhaitent prendre. Deux groupes se forment spontanément. Leur dissension prendra une tournure violente et dramatique.
Cette histoire, écrite et publiée dans les années 50 (1956 pour la traduction française), de nombreuses personnes la connaissent. Je dois avouer que je n'ai jamais lu ce roman. La magnifique BD d'Aimée de Jongh me donne envie de le découvrir !
Par cette histoire, l'auteur aborde l'impossibilité pour un groupe, une société, de s'organiser pacifiquement. Il démontre que les jeux de pouvoir prennent presque toujours le dessus, et cela, même dans un groupe d'enfants. Ces jeux de pouvoir deviennent abus de pouvoir, jusqu'à la violence. Très pessimiste et parfois horrifique, cette histoire ne laisse personne indifférent, car elle est toujours d'actualité. Elle remet en cause les systèmes politiques, qui forgent les individus, elle remet en question la loi et la justice, ici bafouée, et elle nous questionne sur ce qui pousse les êtres humains à se faire la guerre. Les enfants reproduisent sans retenue ce qu'ils ont pu observer dans la société. N'oublions pas que le roman a été écrit peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. Les stigmates et l'horreur de ce conflit sont bien ancrés dans cette histoire.

Aimée de Jongh, autrice de bd néerlandaise, née en 1988, a déjà plusieurs albums de grande qualité à son actif, tels que Jours de sable, superbe bd publiée en 2021 qui raconte les tempêtes de sable dans l'Oklahoma des années 30. 
Elle s'est plongée dans le classique de William Golding avec beaucoup de talent. Ses choix de couleurs, son style graphique, ses choix narratifs (elle a extrait des phrases de l'édition originale du roman) nous portent durant les 339 pages de cet album. Les aspects fantastiques se glissent subtilement et progressivement dans l'histoire. La violence arrive elle aussi progressivement et n'est parfois que suggérée.
Aimée de Jongh avait tenté une adaptation de Sa majesté des mouches il y a plus de 10 ans, mais les ayants droits avaient refusé. Finalement, c'est eux qui l'ont recontactée pour qu'elle réalise cette adaptation. Peut-être attendaient-ils qu'elle ait publié quelques albums ! Toujours est-il que l'autrice, pour qui ce roman a une grande importance, a pu mûrir son projet pendant plusieurs années. Est-ce cette maturation et cette approche extrêmement respectueuse de l'œuvre originale qui donne un si beau résultat ?

Sa majesté des mouches, Aimée de Jongh, Éditions Dargaud, 2024, 339 pages.

10 juin 2025

Silence sur le quai

Ce « plaidoyer pour le train et pour le maintien des petites lignes qui désenclavent les territoires ruraux » (Planète BD) enquête sur l'abandon de la ligne de train Béziers-Neussargues, en France, qui a pourtant un potentiel touristique et dessert une région éloignée. L'auteur, en convoquant ses souvenirs d'enfance, démontre tout le potentiel des petites lignes ferroviaires de France. Celles-ci rejoignent les petites communautés rurales ou montagnardes, la plupart très enclavées ou isolées. La rentabilité économique et la vitesse ont longtemps primé dans le développement des transports collectifs, au détriment, selon l'auteur, de l'idée même de service public.
Certaines de ces petites lignes ont ou auraient par ailleurs un potentiel touristique intéressant, qui mériterait d'être développé davantage. La France s'est beaucoup construite grâce à ce réseau ferroviaire, cette toile qui a permis de relier de nombreuses villes entre elles. Ce patrimoine n'est pas à négliger. Silence sur le quai peut alors devenir une lecture plus universelle, qui illustre par ses dessins simples l'abandon d'un monde, d'une époque où l'on prenait plus son temps. Sans être passéiste ou réactionnaire, l'auteur prône une cohabitation entre ces différents moyens de transport. Il regrette que l'aspect social ne soit plus tellement considéré dans les différents choix politiques en lien avec le transport collectif. Sa rencontre avec Claude Gayssot, qui a été ministre (communiste) des transports, est assez éclairante sur le sujet.
D'un point de vue écologique, les trains régionaux qui nous sont présentés dans cette bande dessinée permettent de traverser le territoire comme on ne le fait jamais. Les différents paysages se succèdent. L'épidémie de COVID a incité de nombreuses personnes à se rapprocher de la nature, à quitter la ville, à retrouver le goût du silence : la réouverture de ces petites lignes de train serait donc tout à fait propice. Reste à voir si la conjoncture économique le permettra : nous pouvons en douter, mais nous pouvons espérer. En ayant une vision sur le long terme, réévaluer la pertinence de ces moyens de transport peut s'avérer nécessaire.

Silence sur le quai illustre en tout cas très bien l'évolution des transports, les choix politiques d'une époque, le regard sur le territoire que porte un pays, la France. La réalité est bien différente au Canada, mais connaître ce qui se fait ailleurs nous enrichit toujours.

Silence sur le quai, Elliot Royer et Alain Bujak, Éditions Futuropolis, 2024, 95 pages.

09 juin 2025

Entends-tu ? Un essai sur le silence

En se documentant pour créer le personnage de son nouveau roman, l'auteur, traducteur et réviseur Vincent Fortier a découvert que le sujet du silence - et ses corollaires l'écoute, le bruit et la parole - semblaient inépuisables. Il a décidé d'en faire un essai. Nourri par une cinquantaine de sources, toutes référencées à la fin de l'essai, Vincent Fortier aborde le thème du silence sous de nombreux aspects : il en dessine les contours en tentant de définir ce qu'est le silence et ce qu'il n'est pas. Il oppose des concepts tels que silence et solitude, montre ce que le silence peut nous apporter, ce qu'il nous retire. Il aborde l'aspect politique du silence, en évoquant ce que le silence permet parfois de cacher, volontairement ou pas. Des groupes marginalisés qui sont silenciés par les groupes majoritaires aux personnes, qui, volontairement, se nient par peur ou par honte.
Il explore également les différences culturelles vis à vis du silence, qui n'est pas abordé de la même façon selon les pays ou les cultures. 
C'est un essai foisonnant qu'il nous propose, étourdissant, presque, et qui donne réellement envie de se plonger dans les références qu'il mentionne, d'Audrey Lorde à Édouard Louis, en passant par bell hooks ou Thich Nhat Hanh.
Réjouissant pour le cœur et l'esprit.

Entends-tu ? Un essai sur le silence, Del Busso éditeur, 2024, 168 pages.

08 juin 2025

Les Pizzlys

Je n'étais pas certaine d'être séduite par le dessin de Jérémie Moreau dans cet album imposant, publié en 2022 aux Éditions Delcourt. Et pourtant, il n'a fallu que quelques pages pour que je sois emportée par cette histoire et par ce graphisme étonnant. Le personnage principal, Nathan, vit avec son petit frère Étienne et sa jeune soeur Zoé. Chauffeur Uber, il travaille jour et nuit pour subvenir aux besoins de sa famille,  payer l'école, etc. depuis le décès de leur mère. Une journée où tout va mal, il rencontre Annie, une femme qui retourne dans sa terre natale, l'Alaska. Elle propose à Nathan que les trois la suivent là-bas, le temps de se retrouver et aussi permettre aux deux plus jeunes de grandir dans un environnement plus sain. Pour elle, grandir en ville, à Paris, n'a pas de sens.
Le récit prend la tournure d'une fable écologique, mais ce n'est jamais poussé ou exagéré. Le monde des anciens et le monde moderne ne sont jamais mis bêtement en opposition. 
En montrant la faune, la flore, le territoire et les paysages qui changent, dans des planches somptueuses, l'auteur parvient à toucher le lecteur qui peut alors déduire par lui-même les dangers qui menacent les territoires du Nord. Les pizzlys seraient un mélange d'ours polaires et de grizzlys, puisque la fonte des glaces forcent les ours polaires à descendre plus au Sud pour se nourrir.
Alors que les deux enfants s'adaptent de mieux en mieux à leur nouvelle vie, Nathan, lui, semble sombrer dans une profonde dépression. Victime de vertiges et de perte de repères, il n'est pas capable de s'orienter dans la toundra.
Lorsque des feux de forêt surviennent, ils sont tous menacés et doivent évacuer en des lieux plus sûrs. Mais Nathan et les enfants sont introuvables.
L'auteur fait alors intervenir certains mythes autochtones dans son histoire, qui viennent brouiller la réalité des Blancs, en visite pour la première fois dans ces contrées. Caribous, ours, huards, poissons, outardes, renards, animaux vénérés et chassés par les autochtones, subissent eux aussi les conséquences des changements climatiques, comme le montre cette planche magnifique et déchirante :


Peut-être que c'est par l'interprétation de ces mythes, l'écoute de ces histoires, le respect de ces animaux, le retour à la simplicité que le salut arrivera.

Les Pizzlys, Jérémie Moreau, Éditions Delcourt, 2022, 200 pages.

07 juin 2025

Le cas David Zimmerman

Après une fête de Nouvel an où il se rend à contrecoeur, David se réveille dans le corps d'une jeune femme rencontrée à cette soirée et avec qui il aurait passé la nuit. Son corps s'est transformé, mais pas son esprit, puisqu'il est toujours le David Zimmerman qui nous est présenté au début, photographe un peu déprimé, issu d'une famille qui a enfoui plusieurs drames.
Durant toute la bd, David essaie de comprendre ce qui lui arrive, et il finira par rencontrer une autre personne victime de ce transfert et qui, lui, a pris l'apparence de David !
Le dessin est très beau et très fluide, et les pages de déambulation en ville très riches de détails. Les lignes sont claires, le dessinateur Lucas Harari se dit inspiré par Tardi et ses décors urbains. Il y a un peu de Scott McCloud également, dans les traits des personnages.
Ce scénario, qui frôle le fantastique, est un prétexte pour explorer les questions d'identité. Les éléments de réalisme magique nous rappellent un peu l'écriture de Murakami ou le manga Quartier lointain de Jiro Taniguchi, que les frères Harari citent souvent dans leurs références. À noter qu'Arthur Harari est au départ un scénariste de cinéma (notamment scénariste d'Anatomie d'une chute, en collaboration avec Justine Triet). 

Sa façon de travailler est donc bien différente de celle d'un scénariste de bande dessinée. Il ne voulait pas écrire cette histoire, au départ, mais finalement, ce projet l'obsédait trop, il a donc proposé à son frère de collaborer. Lucas a pu expliquer à son frère Arthur comment les dessins permettaient aux lecteurs de s'approprier l'histoire, d'une manière différente de celle associée au visionnement d'un film. Le dessin permet à l'imaginaire d'être plus actif (entrevue dans Télérama, 17 novembre 2024).
Une bande dessinée très réussie pour les deux frères, aussi mystérieuse que réjouissante.

Le cas David Zimmerman, Lucas Harari et Arthur Harari, Éditions Sarbacane, 2024, 360 pages.


06 juin 2025

J'y vais mais j'ai peur

Dans cette bd documentaire, on suit la navigatrice Clarisse Crémer, qui, à l'âge de 28 ans, a réussi à terminer le Vendée Globe 2020, une course de voile en solitaire très exigeante. On assiste au parcours technique et humain qui a mené à cette participation et on découvre le quotidien sur un bateau de cette envergure, un IMOCA de plus de 18 mètres de long (monocoque).
J'y vais, mais j'ai peur : la navigatrice se le dit souvent. Dans plusieurs situations, elle doit faire preuve de sang-froid pour se sortir de certaines situations et accepter que la peur est souvent bien présente. 
Le dessin fait la part belle aux détails techniques nautiques très précis, que la dessinatrice, Maud Bénézit, de son propre aveu en postface, a acquis durant ses discussions avec Clarisse Crémer. Les pages plus poétiques, montrant le côté romantique de la navigation sont plus rares, mais magnifiques. Elles occupent souvent  des pleines pages, qui ouvrent sur des paysages sans fin, observés en mer.
Avant de parcourir le monde durant ce Vendée Globe, Clarisse Crémer s'était pratiquée dans d'autres courses et régates : on voit toute l'évolution de son parcours dans cette bande dessinée.

Le dessin, parfois naïf et plein d'humour, très coloré, contient aussi beaucoup d'informations sur toutes sortes de sujets : la voile en tant que telle, la force du mental, la place des femmes dans ce sport, mais aussi l'écologie, et notamment cette question cruciale : comment pratiquer une activité telle que la voile en respectant ses valeurs profondes de respect de l'environnement ? En effet, on pense à tort que la voile est une activité "verte", mais il n'en est rien ! Que penser par ailleurs de l'aspect ultra commercial de ce sport, qui fait de ces magnifiques voiliers des étendards pour des banques ou des cosmétiques ? La navigatrice raconte : les millions dépensés, l'énergie utilisée pour la fabrication du bateau, l'obligation de rentabilité, les collisions avec des cétacés (5 durant le Vendée Globe 2020, mais c'est un sujet tabou), les déchets rencontrés en mer (qui eux, sont dus à d'autres) incluant des conteneurs tombés de leur navire, etc.
Sa conclusion : pratiquer ce sport permet d'être témoin de cette triste réalité et d'en parler ensuite pour sensibiliser la population. C'est aussi le rôle de cette bande dessinée. Reste à attendre des actions concrètes.

J'y vais mais j'ai peur, Clarisse Crémer et Maud Bénézit, Éditions Delcourt/Encrages, 219 pages.





05 juin 2025

Tiré de faits irréels

Un éditeur sur le point de faire faillite croise le temps d'une soirée et nuit plusieurs personnages - réels ou irréels - provenant de son catalogue d'écrivains ou des grands romans de notre histoire littéraire. Ceux-ci lui offriront des pistes de réflexion, d'introspection, et peut-être de solutions pour ne pas fermer boutique ?
Le dernier roman de l'auteur français Tonino Benacquista fait écho à son célèbre Saga, publié il y a plus de 25 ans. Les deux titres sont des odes à la littérature et démontrent le pouvoir de la fiction, avec une certaine dose d'humour.
Tiré de faits irréels rend aussi hommage à la lecture et témoigne de sa souveraineté.
L'enchaînement des références et des subterfuges du narrateur pour sauver son entreprise nous perd un peu en cours de route. Au final, c'est un roman de 185 pages qui se lit facilement, qui nous fait souvent sourire et qui reste assez habile dans sa construction. Mais que reste-t-il dans notre cœur après cette lecture ? 
Il dépeint un milieu parfois idéalisé (l'édition) avec truculence. Les forts égos du monde littéraire en prennent pour leur grade. Un roman estival, parfait à lire dans une chaise longue...

Tiré de faits irréels, Tonino Benacquista, Éditions Gallimard, 2025, 186 pages.

04 juin 2025

Anita Conti

« La dame de la mer » m'était totalement inconnue avant la lecture de cette bande dessinée documentaire. Cela n'est pas du tout étonnant, étant donné la méconnaissance générale que nous avons tous de la présence des femmes en ce monde, qu'elles soient artistes ou exploratrices. Je vous renvoie en cela à l'excellent livre de Soline Asselin, Voyage vers une fusée.
Anita Conti, cette femme incroyable, née à la fin du XIXe siècle et décédée en 1997, première femme océanographe, a traversé le siècle des deux grandes guerres mondiales et de la prise de conscience environnementale. Que dirait-elle si elle vivait encore aujourd'hui ? Elle a côtoyé de grands explorateurs tels que Jacques-Yves Cousteau (et sa femme, si peu souvent mise de l'avant dans les ouvrages consacrés au biologiste), Théodore Monod et d'autres personnalités du monde des arts et de la sciences (Marie Curie, par exemple). 
Ultra documentée, Anita Conti est agrémentée de biographies à la fin de l'ouvrage, très complètes, de tous les protagonistes que nous croisons dans le livre.
Les auteurs Catel et Bocquet nous permettent de découvrir une femme très active, tour à tour artiste de la reliure, journaliste, biologiste, photographe, exploratrice. Elle abordera très tôt les sujets environnementaux, peu populaires à l'époque, à l'instar d'une Rachel Carson, aux États-Unis, qui a alerté en 1962, dans son ouvrage Printemps silencieux, contre les pesticides.
Anita Conti lancera l'alerte, elle, à propos des dangers de la surpêche. Ses travaux ont permis de mieux comprendre la biodiversité marine. Elle a également toujours eu une conscience sociale dans tout ce qu'elle entreprenait. Par exemple, le problème de la surpêche, au-delà des conséquences écologiques graves, illustrait pour elle les inégalités sociales : ceux qui pêchaient trop (et rejetaient les "mauvais poissons" à la mer) et ceux qui n'avaient pas assez à manger et souffraient de malnutrition.

Dans leur ouvrage, la vie d'Anita Conti est représentée de façon très réaliste, avec de nombreux détails documentaires. Les dessins en noir et blanc sont très clairs et lisibles. Les éléments choisis de sa vie permettent de voir l'évolution de cette femme, qui s'est imposée dans un monde d'hommes. C'était par exemple totalement nouveau qu'une femme embarque sur un bateau de pêche. L'ouvrage est épais et peut faire peur, mais il se lit très rapidement, tellement c'est passionnant. 
Cette biographie fait partie d'une collection éditée chez Casterman, Les clandestines de l'histoire, racontant la vie d'illustres femmes peu valorisées dans les manuels et autres ouvrages officiels. On y retrouve les biographies de Joséphine Baker ou Kiki de Montparnasse, par exemple. Concernant Anita Conti, José-Louis Bocquet (scénariste) l'a rencontrée par hasard alors qu'elle avait 93 ans, quelques années avant sa mort. Par ailleurs, les deux auteurs, un couple dans la vie, habitent à quelques maisons de là où Anita Conti a vécu quelques temps.

Anita Conti, Catel et Bocquet, Casterman édition, 2024, 368 pages.

03 juin 2025

Inoubliables

Dans ce premier volume de sa série Inoubliables, l'auteur de bande dessinée français Fabien Toulmé présente six histoires de femmes et d'hommes qui racontent un événement qui a marqué leurs vies.
Sur les six histoires, deux m'ont particulièrement intéressée : celle sur les Témoins de Jéhovah et surtout, la dernière qui aborde la prison et la réhabilitation.
L'auteur de L'odyssée d'Hakim laisse toute la place à ces personnes qui se racontent. Pour le dessin, il a opté pour des lignes claires, des choix de deux couleurs par histoire, permettant de les distinguer. Les traits des personnages sont ronds, simples, tout en douceur. Ils s'accordent avec l'intimité des histoires qui sont racontées. On a l'impression d'entrer dans la vie de ces personnes, et certains récits sont vraiment surprenants. Par la diversité des sujets abordés, cette bd m'a fait penser au balado Transfert, offert par Slate, qui présente des histoires souvent incroyables nous permettant de rentrer dans l'intimité des personnes qui se racontent.
Inoubliables plaira à ceux qui s'intéressent à la vie des autres et qui sont ouverts à découvrir et partager des secrets ou des drames portés parfois depuis de longues années par les protagonistes qui les révèlent. 

Inoubliables, tome 1, Fabien Toulmé, Éditions Dupuis, 2022

01 juin 2025

Les météores, histoires de ceux qui ne font que passer

Dans une petite ville nord-américaine, plusieurs personnages se croisent par hasard, ou pas, et développent des liens. Certains sont collègues dans un grand magasin de meubles nommé Aéki, d'autres se rencontrent à l'arrêt de bus, et d'autres encore sont de jeunes hommes, amis un peu perdus, qui veulent vivre des émotions fortes et avoir du succès auprès des filles. Tous vivent des vies assez précaires, ont connu des drames, appartiennent à des familles chaotiques et difficiles. Hollie est une infirmière à domicile qui doit subir le racisme de l'un de ses patients. Elle courbe l'échine, encaisse pour ne pas perdre son boulot. Son fils Elijah pourrait prendre un mauvais chemin, mais une rencontre lui permettra de mûrir.
Tous ces personnages apprennent en même temps la découverte d'une météorite qui se dirige vers la terre. Comment réagiront-ils à cette nouvelle ? À partir de ce moment, cette bd nous rappelle Melancholia, le film de Lars Von Trier, et devient plus inquiétante.

Ce récit choral, édité dans un format à l'italienne, est original et touchant. Il nous fait une fois de plus réfléchir à la force des liens avec ceux que nous croisons ou connaissons.

Cette citation de Raymond Carver, mise en exergue en première page du livre, expose bien le but de ce livre, montrer la vie de gens ordinaires, qui se battent pour survivre avec leurs différents enjeux (santé mentale, solitude, racisme, dépression, etc.).

 « Je n'ai plus devant moi que le néant. Et il faut que je me débrouille avec ça. Plus de destin. Juste un enchaînement de petits faits qui n'ont d'autre sens que celui qu'on veut bien leur donner. Une vie machinale, sans objet. La vie de tout le monde. »

« Menudio », in Les trois roses jaunes, trad. François Lasquin (1988)


Les météores, histoires de ceux qui ne font que passer, Jean-Christophe Deveney, Tommy Rodolfi, Éditions Delcourt, 2024

30 mai 2025

Le roi méduse

Brecht Evens nous avait déjà éblouis avec ses précédents albums, tels que Panthère, ou Les rigoles, tous publiés chez Actes Sud BD. Sa technique graphique unique, combinant la gouache, l'aquarelle, l'encre, la lithographie, en même temps que le soin qu'il met dans les couleurs font que son œuvre est parfaitement reconnaissable : il a véritablement créé son propre style, reconnaissable entre tous. L'hétérogénéité de ses techniques n'en font pas moins une œuvre très cohérente.
Dans Le roi méduse, Arthur est un petit garçon élevé par son père, autoritaire mais affectueux, que l'on verra sombrer dans la paranoïa, entraînant son fils avec lui. Celui-ci continue d'aller à l'école, en se comportant d'étrange façon avec ses camarades, jusqu'à en blesser un gravement. À partir de ce moment-là, les institutions s'alarment, en même temps que le père d'Arthur disparaît.
Le tome 2 du Roi méduse, dont la date de parution n'est pas encore déterminée, nous permettra de connaître le dénouement de cette histoire, sur laquelle Brecht Evens a travaillé plus de 5 ans.

« [T]out est contrasté dans ce premier tome du Roi Méduse, tout change de lumière et de dimension en fonction que l'on se trouve plus ou moins embarqués dans la logique folle de ce père étrange, et c'est surtout abasourdissant de beauté. » (extrait d'une entrevue réalisée sur France Culture pour l'émission Le Book Club)


Cette vidéo nous donne un aperçu du travail de Brecht Evens pour son album Le roi méduse.

Le roi méduse, Brecht Evens, Actes Sud BD 2025


29 mai 2025

Les Julys


Œuvre d'une grande poésie et très aboutie graphiquement,  faite de hachures en noir et blanc, Les Julys nous permet de rencontrer ces petits êtres invisibles, qui se promènent dans la nature au mois de juillet seulement. Le point de vue change ensuite pour se focaliser sur un père et son fils, par une habile transition rendue possible grâce à l'une de ces "Julys", qui cherche son autonomie. L'auteur utilise la fiction et l'omniscience que lui confère son super pouvoir, pour aborder la paternité et faire son bilan d'adulte. Il met en scène des discussions à haute teneur philosophique entre son fils et lui.

La BD se présente dans un très bel écrin vert, sobre et soigné. Le dessin, minutieux, détaillé, impressionnant de beauté, nous perd parfois dans les méandres de la forêt qu'il dépeint. Les dialogues sont parfois un peu difficiles à lire, car écrits très petits.
Cette BD visuellement magnifique, plaira à ceux qui aiment les récits poétiques dans lequel il y a peu d'action, mais en même temps, où une petite phrase nous fera réfléchir pendant longtemps. Les Julys sont un prétexte pour nous entraîner dans l'esprit et la réflexion de leur créateur.

Les Julys, Nylso, Misma éditions, 2024

Mon frère

Michaël raconte son frère disparu, la vie difficile dans le Park, un ghetto de la banlieue de Toronto, où vivent de nombreuses communautés caribéennes. Michaël et son frère Francis habitent avec leur mère Ruth, qui se tue à l'ouvrage pour échapper à la misère et offrir un avenir à ses fils. Arrivée de Trinidad, abandonnée par son mari, ombre lâche qui plane sur ce récit, Ruth est le fil conducteur de cette histoire, celle qui tente d'empêcher le drame, celle qui encaisse les coups sans rien dire, celle par qui la guérison arrivera.
David Chariandy parvient dans ce court roman émouvant à nous faire comprendre la lutte des deux frères pour s'imposer dans une société où tout sera plus difficile pour eux à cause de la couleur de leur peau. Il ne fait pas que décrire des situations : son style d'une grande sensibilité nous fait ressentir les personnages, leur anxiété, leurs peurs, leur désir de réussir, de se démarquer, de rendre leur mère fière.
Sa plume splendide nous montre aussi que lorsque le lien se crée - entre le narrateur et Aisha, la voisine qui réapparaît 10 ans après le drame, entre les deux frères, entre la mère et son fils, entre les jeunes de la communauté - quelque chose comme une chaleur douce et lumineuse peut apparaître, malgré le drame.
La musique tient une place importante dans cette histoire (le livre est paru sous le titre 33 tours, en Europe), comme liant entre les êtres et entre les générations. C'est un cliché, mais elle est là pour adoucir la rudesse de cette histoire.
Un auteur canadien très peu connu au Québec. Merci aux Éditions Héliotrope de nous le mettre entre les mains.

Mon frère, David Chariandy, Éditions Héliotrope, 2025 (réédition)

Voyage vers une fusée


Premier roman de l’une des fondatrices du festival de films féministes de Montréal, les Filministes, Voyage vers une fusée est un récit fictionnel qui penche vers l’essai, le tout écrit par une plume agile et poétique. On suit une jeune femme qui décide de prendre la route, seule, vers le sud, direction Cap Canaveral en Floride, pour assister au décollage d’une fusée. Ce voyage, vieux rêve que son père et elle partageaient, mais que la mort a révoqué, est un prétexte pour dérouler dans une langue riche et solide le parcours de multiples femmes : aventurières silenciées par l’Histoire, épouses d’aventuriers reléguées aux cuisines et aux couches de leurs enfants, empêchées d’être, et, dans la sphère plus intime, mère, grand-mère et arrière-grand-mère de la narratrice. La plupart des noms que l’autrice nous fait découvrir nous sont totalement inconnus. On prend la pleine mesure de la non-représentativité des femmes dans de trop nombreuses sphères de la société. Particulièrement les domaines qui ont traditionnellement été réservés aux hommes dans la pensée collective. Ces femmes ont tellement été niées, que nous n’y étions pas toujours sensibles et nous n’y réfléchissions pas vraiment. Et c’est ce que fait ce livre passionnant : nous faire réfléchir, nous transformer, nous éclairer un peu. Le récit n’est pas exempt de contradictions et c’est aussi ce qui en fait sa richesse. L’autrice ne les efface pas, au contraire, elle les « habite », ses contradictions (écologiques, coloniales, etc.), tel que préconisé par la philosophe Donna Haraway (Vivre avec le trouble), « il importe de résister au piège de la résolution, qui gomme des expériences pour parvenir à une solution lisse qui englobe les particularités. Plutôt, il faut placer côte à côte des existences, des désirs et des récits qui se contredisent et se corroborent, entrelacer les vécus pour faire apparaître une histoire qui prend en compte les singularités, les postures intimes » (p.28). Voyage vers une fusée décrit aussi une Amérique où la pauvreté a laissé et laisse plus que jamais des traces. Les rencontres avec plusieurs personnages bien dessinés sont marquantes. On pense parfois au film Nomadland, de Chloé Zhao.
L’autrice a élaboré à la fin du livre la liste de toutes celles (et quelques ceux) qui l’ont inspirée. Pour aller plus loin.
Un très grand coup de cœur!

Voyage vers une fusée, Soline Asselin, Éditions Marchand de feuilles, 2024