29 mars 2021

L'anomalie

Hervé Le Tellier a obtenu le Prix Goncourt 2020 avec ce roman choral qui nous perd un peu en chemin, mais qui n'est pas dénué d'intérêt, loin de là! 

Un avion se pose à New York en juin 2021, en provenance de Paris. Le problème : le même avion, avec le même équipage et les mêmes passagers, s'est déjà posé au même endroit 3 mois auparavant. Que feriez-vous si vous appreniez que vous avez un double?

Avant d'en arriver à ce fait (l'avion qui se pose) et à ce questionnement, le premier tiers du livre nous présente une dizaine de ces passagers : un tueur à gages, un écrivain, un chanteur nigérian, un pilote, etc. Il faut attendre 112 pages pour retrouver tous ces personnages dans le même avion et pour que l'auteur instille une atmosphère fantastique. Comment un tel événement a pu survenir? Le FBI fait appel à des scientifiques de toute sorte : physiciens, mathématiciens, sans oublier un philosophe (oui, ça prendrait tellement plus de philosophes pour nous aider à mieux concevoir la vie) pour essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de ce double atterrissage. Et surtout, que faire des personnes dupliquées? Grâce au protocole 42, hommage à Douglas Adams et à son Guide du voyageur galactique, l'équipe met en place un plan. L'évocation des différentes possibilités est intéressante, touchant à la science-fiction et à la philosophie, mais la résolution du problème est décevante si l'on espère une finale donnant des réponses.
Le roman n'est pas dénué d'humour, en particulier lorsqu'il évoque le président des États-Unis (Trump, bien sûr). L'appartenance de l'auteur à l'Oulipo (il en est même le président depuis 2019), ce groupe littéraire créé dans les années 60 par, entre autres, Raymond Queneau, n'est pas étrangère à cet aspect. Le site internet de l'Oulipo saura vous informer mieux que moi. Ce qui est sûr, c'est que l'Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) laisse une grande place à l'humour, à l'imagination et à l'innovation. Ces aspects, bien présents dans L'anomalie, font de ce texte un roman oulipien. Les écrivains membres de l'Oulipo se définissent comme "des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir" et cette définition me semble parfaite pour qualifier en partie le roman d'Hervé Le Tellier. La sortie du labyrinthe dans lequel il nous entraîne se trouve dans sa tête, mais peut-être ne veut-il pas en sortir… Ce qui nous laisse amplement le temps de réfléchir à la signification du monde dans lequel on vit, grâce à une galerie de personnages diversifiés qui protègent quelques grands et petits secrets. L'auteur nous entraîne sur des pistes qu'il abandonne ensuite, mais ne lâche pas l'hypothèse qui traverse son histoire : et si nous n'étions que simulation? 
Un roman prenant, qui se lit comme un thriller bien ficelé, mais dont les personnages sont d'intérêt varié et de profondeur inégale. C'est aussi un roman qui exige une certaine concentration, puisque le déroulé des événements est parfois complexe. Enfin, le dernier tiers m'a semblé décevant, comme si l'auteur laissait un peu tomber certains personnages.
Des critiques ont évoqué le potentiel cinématographique de ce livre, sous forme de série, ce qui permettrait certainement de donner plus d'ampleur à l'histoire et aux personnages. Je ne sais pas ce que le principal intéressé pense de ce succès et de cette évocation, lui qui déjà a été « victime du Prix Goncourt pour son roman L'anomalie », selon l'Oulipo!


L'anomalie, d'Hervé Le Tellier, Éditions Gallimard, 2020, 327 pages


Humeur musicale : Nils Frahm, Graz (Erased Tapes Records, 2009-2021)


15 mars 2021

L'avenir

Parfois, il suffit d’un livre qui vous prend au corps et atteint votre intellect, fait fourmiller votre âme, pour avoir envie d’écrire. Ce fut le cas pour moi avec Villa Amalia, de Pascal Quignard, en 2009. Et parfois, c’est une soif de justice qui s’éveille en vous et vous donne la volonté de partager vos découvertes.

De tels livres, il y en a eu plusieurs ces dernières semaines, me donnant une envie irrépressible de réécrire sur ce blogue, qui n’a jamais vraiment disparu, en fait, mais qui était en dormance depuis plusieurs années. Je n’ai jamais perdu l’envie de m’y remettre, mais le temps me manquait et je préférais continuer à lire et mettre de côté la recension de mes lectures. On s’y perd aussi beaucoup, parmi tous ces blogues et sites de recensions permettant à tous les passionnés de lecture de s’exprimer. Le syndrome de l’imposteure ne m’a jamais quittée. Comment me permettre d’écrire sur des livres alors que d’autres le font si bien? Qu’est-ce que je peux ajouter? Si ma légitimité a toujours été un sujet de discorde dans mon propre esprit, il n’en demeure pas moins que cette activité m’a permis - depuis la création du blogue en 2006 -  de rejoindre quelques personnes, de parler de livres extraordinaires, de faire des rencontres passionnantes avec des auteurs et autrices. Alors je reviens ici avec une légitimité mal assumée, mais un plaisir qui je l’espère sera partagé. En ces temps obscurs que nous traversons, pourquoi se priver? La lecture est l'une des choses qui m’a permis de traverser cette année avec un peu plus de légèreté. Un blogue de lectures, ça fait un peu années 2010, et c’est déjà dépassé il paraît, « tu devrais parler de tes livres sur Instagram, format court »…

*** Mais cela me plaît et m’apparaît nécessaire de revenir à une version lente du partage ***

Ces livres qui m’ont bousculée en ce début d’année 2021, il y en a eu quelques-uns. Ils  m’ont offert avec poésie une idée bienveillante du monde ou bien au contraire un parfum de fin du monde. À commencer par Ténèbre, de Paul Kawczak, roman d’aventure magnifiquement écrit qui nous happe, nous fait ressentir la moiteur de la forêt tropicale, dans laquelle des protagonistes tourmentés font face à leur destin tragique. Une histoire plus proche d’Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, que de Tintin au Congo, mettons.
L’avenir, de Catherine Leroux, est un peu le pendant lumineux de Ténèbre (elle était facile, désolée), même si la prémisse de l’histoire ne laisse pas filtrer beaucoup d’espoir. Le fait que le destin d’un monde dévasté par la pollution et la négligence humaine repose en partie sur les épaules d’enfants ingénieux et résilients n’y est pas pour rien dans le sentiment de bienveillance qui ressort de ce livre. Il y a aussi beaucoup d'entraide, de solidarité entre les personnages. L'autrice nous offre un texte dans une langue magnifique, encadrée par une pincée de réalisme magique, qui sert des personnages fabuleux.
« Une réponse optimiste à des questions très sombres » Catherine Leroux (La Presse, 20 septembre 2020).

Ces deux romans, qui figurent pour le moment en haut de mon palmarès 2021, sont des romans exigeants, autant par la langue employée, le style, que par le déroulé de leurs histoires. Les textes sont ciselés, travaillés : bravo aux Éditions La Peuplade et Alto pour le beau travail avec leurs auteurs. Un pur bonheur pour le cerveau, le plaisir est total, à la fois émotionnel et intellectuel.

 
Mais c’est un roman graphique de Derf Backderf qui m’a fait succomber au désir du partage littéraire. Kent State, quatre morts dans l’Ohio, relate l’histoire des manifestations qui ont eu lieu aux États-Unis dans les années 70 pour protester contre la guerre du Vietnam, dans une université publique de l’Ohio, Kent State.
L’auteur de bande dessinée Derf Backderf, connu auparavant pour avoir raconté l’histoire du tueur Jeffrey Dahmer dans Mon ami Dahmer, publié en 2013 (j’en ai parlé ici) et avoir relaté son travail comme éboueur dans Trashed, publié en 2015 en français, se tourne ici vers la bande dessinée documentaire à la Joe Sacco, ma préférée. Ultra documentée, la bande dessinée prend soin de relater les points de vue de plusieurs protagonistes, essentiellement du côté des étudiants, mais aussi du côté de la Garde nationale, afin de comprendre les événements le mieux possible. Dès les premières pages de cette œuvre, un sentiment d’injustice gronde en nous. Est-ce la présence des armes, des baïonnettes, utilisées par les militaires et la police pour réprimer la rébellion, qui nous mettent mal à l’aise et montrent immédiatement que le rapport de force ne sera pas égal? Est-ce de constater l’obsession des Américains à l’époque, incluant les institutions politiques, militaires et policières, pour les communistes, les « gauchistes », et pour tous ceux qui avaient une pensée marginale ou trop sociale? Ce qui a mené au drame du 4 mai 1970 à l’Université de Kent State est extrêmement choquant, son dénouement bouleversant et le traitement qui a été fait de cet événement horrifiant.
Derf Backderf s’est nourri des nombreuses archives photographiques conservées par des militants et par les institutions municipales, de témoignages, d’écoute de discours de l’époque et de lectures d’ouvrages et d’articles : les notes finales témoignent de l’important travail de recherche de l’auteur, 3 ans de travail! Il en ressort un témoignage brillant sur un événement dont je ne connaissais pas précisément l’existence, qui nous en apprend beaucoup sur les États-Unis, et qui révèle certaines des racines d’un mal qui rampe toujours dans ce qu’on désigne pourtant comme l’une des plus grandes démocraties du monde : l'injustice sociale apparaît toujours en toile de fond dans ces grands drames.


À cet effet, la lecture de l’essai Prendre part – Considérations sur la démocratie et ses fins, de David Robichaud et Patrick Turmel, publié chez Atelier 10 dans la collection Documents, vient drôlement compléter cette découverte. Prendre part, oui, mais à quel prix?

 




Compléments :

À lire : Forger la langue de Fort-Détroit

À écouter : Entrevue de Karine Prémont sur la bande dessinée Kent State, quatre morts dans l'Ohio

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Ténèbre, de Paul Kawczak, Éditions La Peuplade, 2020

L’avenir, de Catherine Leroux, Éditions Alto, 2020

Kent State, quatre morts dans l’Ohio, de Derf Backderf, Éditions Çà et là, traduit par Philippe Touboul, 2020

Prendre part, Considérations sur la démocratie et ses fins, David Robichaud et Patrick Turmel, Atelier 10, Collection Documents, 2020


Humeur musicale : Octave Noire, album Néon au complet (Yotanka, 2016)