25 mars 2012

Tous les corps naissent étrangers

Tous les corps naissent étrangers, Hugo Léger, XYZ éditeur, collection Romanichels, 2012

Laisser retomber la poussière sur un livre pour savoir quoi en penser. C'est ce qui me fut nécessaire pour revenir sur ce premier roman d'Hugo léger, anciennement journaliste et aujourd'hui concepteur-rédacteur publicitaire et directeur artistique chez Bos.
C'est drôle, j'ai visionné ce matin le film Up in the Air, de Jason Reitman. Le personnage de Ryan Bingham, joué par George Clooney, m'a fait penser à Jean-Jacques Darrieux, le personnage créé par Hugo Léger. Qui fait un boulot pas très reluisant, gagne beaucoup d'argent, relations humaines pas terribles, seul seul seul.
Et puis on découvre la craquelure, la faille. Pour Jean-Jacques, le fils infirme. Dans le film, l'amour.

« Jean-Jacques Darrieux est un homme dont la réussite sociale est indéniable. Il a laissé loin derrière lui ses origines modestes et sa famille dysfonctionnelle. Il a connu la gloire, en tant que présentateur de nouvelles télévisées, et il est maintenant le président d’un important cabinet de relations publiques, le Cabinet Victoria. Il aime l’argent, et il en a beaucoup. Il n’a pas d’amis, il est vrai, mais il a des relations et il est membre de deux C. A. Il n’a plus d’épouse, mais il a une maîtresse qui a de la classe et qu’il apprécie. Il y a pourtant une faille dans sa vie, une imperfection qui échappe à son contrôle et dont il ne parle à personne: son fils de seize ans, lourdement handicapé, est condamné à passer sa vie dans un lit d’hôpital et à mourir avant lui. Il ne deviendra jamais le Jean-Jacques amélioré que son père avait souhaité. Qui plus est, tout se lézarde dans la vie de Jean-Jacques Darrieux. » (4e de couverture)

Jean-Jacques Darrieux, que l'on se plaît à détester, devient de plus en plus humain, car on découvre ses blessures et son énorme carapace.
Le style précis et rapide nous fait traverser le roman jusqu'à une rédemption finale un peu convenue. Les transitions entre les différents événements et époques restent parfois difficiles à identifier, par l'absence de chapitres et de repères précis. 
Ceci dit, l'univers des affaires et des relations publiques (façon Mirador), plutôt inconnu de la plupart d'entre nous, est fort bien dépeint, magouilles et fricotage politique inclus. L'auteur dessine des portraits complexes de personnalités avec à la fois leurs côtés sombres et lumineux, et ce souvent grâce à un humour assez cynique.

Un roman ancré dans la réalité des dernières années, dominée par la quête de la productivité et du profit, et par la consommation outrancière. Jean-Jacques Darrieux, digne représentant de cette société, qui ne vit que pour l'argent, n'en est pas moins un personnage sensible (qui touchera plus ou moins le lecteur) et qui retrouve son enfant intérieur en jouant du tambour dans un orchestre.

À noter : le titre, formidable. Et le travail, encore extraordinaire, de la maison d'édition XYZ, et de cette collection Romanichels, qui nous permet de découvrir des nouvelles plumes québécoises.

Un article dans La Presse, par Marie-Claude Fortin

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Avec pas d'casque, Astronomie (Grosse Boîte, 2012). Mélancolique, doux, country, plaintif, poétique...

16 mars 2012

Les ignorants

Les ignorants, Récit d'une initiation croisée, Étienne Davodeau, Futuropolis, 2011
« Étienne Davodeau est auteur de bande dessinée, il ne sait pas grand chose du monde du vin.
Richard Leroy est vigneron, il n'a quasiment jamais lu de bande dessinée. »
Les bases de ce nouvel ouvrage d'Étienne Davodeau sont posées ainsi. Pendant plus d'un an, les deux hommes vont découvrir le métier de l'un et de l'autre et la passion qui les anime.
Avec le regard sensible de cet auteur humaniste qui s'est déjà ouvert aux milieux paysan (Rural, 2001), et ouvrier (Les mauvaises gens, une historie de militants, 2005), cet échange ne pouvait avoir lieu que dans le plus grand des respects.

Ignorants (de quelque chose), nous le sommes tous.

En partant de ce principe, on devine facilement qu'il nous est possible d'apprendre de tout et de tous.
 
C'est avec cette humilité qu'Étienne Davodeau, loin de tout narcissisme, va participer activement à la préparation de la vigne (désherber, tailler, piocher, pulvériser l'engrais bio) et apprendre sur la fabrication des barriques, sur la culture bio du vin, la biodynamie, l'importance (ou pas) du soufre dans le vin, etc. Il faut dire qu'avec Richard Leroy, son ami viticulteur, on ne s'ennuie pas. Il prône un travail proche de sa vigne, il veut la toucher, être en contact avec la terre, parler à son raisin. C'est pourquoi il fait presque tout lui-même. 
L'auteur de bande dessinée se fait un plaisir de nous dessiner toutes les étapes vers les vendanges, puis la mise en barrique, la commercialisation, et bien sûr, la dégustation. Car il s'en boit, du vin, dans cette BD! On trouve d'ailleurs la liste de tous les vins goûtés lors de cette aventure à la fin de l'ouvrage.

Côté BD, Richard Leroy est entraîné par son ami dans des salons de la bande dessinée (Saint-Malo), dans les bureaux des éditions Futuropolis, pour rencontrer toute l'équipe autour de l'édition d'un livre, et aussi chez l'imprimeur à l'occasion de la réimpression du second tome de Lulu, femme nue, précédent livre d'Étienne Davodeau, et encore à la rencontre de plusieurs auteurs de bande dessinée, mais je n'en dis pas plus pour laisser quelques surprises... Il aura aussi pas mal de lectures à faire.
L'échange se veut le plus égalitaire possible, même si on a l'impression de passer plus de temps dans les vignes, travail manuel oblige. 

Ouvrage pédagogique

Les ignorants nous apprend beaucoup sur les deux métiers, qui se rejoignent dans ce cas-ci par le cœur et la passion qu'y mettent les deux hommes.
On retrouve le Étienne Davodeau de Rural plus que de Lulu, femme nue. Engagé, passionné, voulant faire découvrir deux mondes souvent méconnus, l'un que l'on a tendance à sous-estimer (On ne réfléchit pas toujours à la provenance du vin que l'on est en train de boire), l'autre à fantasmer (« Oh! Dessinateur de BD, ça doit être trop cool comme métier! »). Il y parvient parfaitement et nous donne envie de goûter aux vins de Richard Leroy (disponible apparemment au Québec) et nous emmène dans les coulisses de la bande dessinée et à la rencontre d'auteurs mythiques.

Pour tous les passionnés de vin, de bande dessinée, mais avant tout pour ceux qui ont un jour pensé à changer de métier avec un ami ou un collègue, le temps d'une journée, « pour voir comment c'est », pour tous ceux qui se demandent tout le temps comment les choses fonctionnent et comment tel ou tel métier se pratique, tous ceux là seront ravis par cet ouvrage.

Le site de l'auteur
Une entrevue avec les deux hommes

[Lætitia Le Clech] 

Humeur musicale : Mark Berube and The Patriotic Few, June in Siberia (Aquarius Records, mars 2011)

14 mars 2012

Chroniques de Jérusalem

Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle, Éditions Delcourt, Collection Shampoing, 2011
Fauve d'or au festival d'Angoulême, 2012

Après Schenzhen, Pyongyang (tous les deux publiés par L'Association respectivement en 2001 et 2003) et Chroniques Birmanes (Delcourt, 2007), l'auteur originaire de Québec Guy Delisle continue son exploration des comportements culturels, religieux et sociaux de ses semblables, où qu'ils se trouvent sur la planète.


Avec Chroniques de Jérusalem, on pouvait s'attendre à une complexe étude autour du religieux et de la politique en Terre Sainte.
Guy Delisle adopte encore une fois l’œil du visiteur curieux et naïf, ouvert à toutes les diversités. Il n'hésite pas, par exemple, afin de confronter l'Histoire, à effectuer la visite d'Hébron (en Cisjordanie) à la fois avec un groupe de jeunes Palestiniens francophiles, plus tard avec un groupe d'Israéliens anciens soldats, l'organisation Breaking the Silence, qui a décidé de rendre compte de la situation dans les territoires occupés, puis avec un groupe de colons juifs. C'est ce qu'on appelle multiplier les points de vue. Celui des colons juifs est... comment dire, assez biaisé et arrogant. Il est intéressant et étonnant d'observer comment l'Histoire peut changer, selon qui la raconte, et comment chacun se pense dans son bon droit.
Il en va de même avec le mur de séparation, que l'auteur découvre pour la première fois page 37, et qui ne cessera de le hanter et de hanter les pages des Chroniques. L'auteur, à la fois fasciné et dégoûté par ce mur, le dessine sous toutes ses coutures. On le retrouve pp.37-47, p.99, p.153, 164, 168, et de plus en plus en arrivant vers la fin du livre. Cela devient une obsession pour le dessinateur, mais aussi pour le lecteur, qui se retrouve face à une des aberrations de ce pays.

Après avoir visionné le documentaire Le mur de fer, réalisé en 2006, on comprend mieux l'inexorable colonisation des territoires palestiniens par les Israéliens. On ne comprend pas nécessairement pourquoi, car une telle brutalité peut-elle vraiment se justifier (?), mais on saisit les faits et on décrypte le déséquilibre entre deux peuples qui ne veulent pas vivre ensemble. Ce documentaire est un excellent complément à la bande dessinée de Guy Delisle, si le sujet vous intéresse.

Cette BD, magnifiquement dessinée, dans la même veine que les précédents opus des chroniques de voyage de Guy Delisle (avec de la couleur en plus), peut fasciner et consterner tout à la fois. L'omniprésence de la religion dans cette ville, la beauté des sites (parfois inaccessibles), la vie quotidienne rythmée par la religion et la vision folklorique que l'on peut avoir de ces événements s'opposent à l'absurdité d'assister à tant d'incompréhension entre les gens, tant de contrastes entre la tradition et la modernité, entre ce qu'on prône et ce qu'on fait (la paix / la guerre).
Guy Delisle rend parfaitement cette complexité, qui, si elle ne nous donne pas toujours envie d'aller visiter ce pays, nous pousse à lire et apprendre sur l'Histoire et le devenir d’Israël et de la Palestine. En tout cas, avec ce mur honteux qui s'étend encore et encore, on peut dire que l'avenir de cette région est plutôt inquiétant.

On ne peut pas passer son temps à contourner des murs et éviter des gens.

Sur le site Actua BD, on peut lire l'avis d'un Israélien, Michel Kichka (un caricaturiste qui sera publié bientôt chez Delcourt également, donc peut-être pas totalement objectif ;-), sur le livre de Guy Delisle :
« De plus en plus de BD tentent d'aborder le conflit israélo-palestinien. Toutes partent d'un a priori politique affirmé ou non. Le livre de Guy est d'une authenticité frappante et d'une honnêteté remarquable. C'est un journal raconté sous forme de thriller soft qui ressemble à s'y tromper à une tragi-comédie. C'est le rapport journalistique du théâtre de l'absurde qu'est parfois la réalité des Israéliens et des Palestiniens. Je félicite Guy pour ce "petit" chef-d’œuvre hautement récompensé à juste titre par le jury d'Angoulême. J'espère que le public suivra et qu'une version en hébreu pourra voir le jour prochainement. »

Le blogue des Chroniques de Jérusalem, avec quelques précisions tout à fait passionnantes
Le site de Guy Delisle
L'article du Journal Voir

Chroniques de Jérusalem fait l'objet d'une recension dans la revue Carto, excellente revue de géographie et géopolitique, dans son numéro 10 de mars-avril 2012 :
« Tous les excès sociaux et politiques perpétrés au nom de la religion et de l’extrémisme sont dénoncés avec humour. L'une des richesses de l'ouvrage est qu'il illustre, avec bulles et vignettes, l'un des conflits les plus anciens de la planète avec finalement beaucoup de simplicité, comme si la paix était à portée de main. Une paix rendue impossible sur le terrain, avec ces colonies, ces contrôles militaires incessants... »
 
[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Frank Deweare, Mes semblables (2011, auto-produit)