29 novembre 2012

Artéfact

Artéfact, Carl Leblanc, Éditions XYZ, 2012

Le point de départ d'Artéfact est ce petit cœur en tissu exposé au Centre commémoratif de l'Holocauste de Montréal, carte de souhaits confectionnée par des détenues d'Auschwitz travaillant à l'usine de munitions Union. Un «crime pour l'humanité», au péril de leurs vies afin de souhaiter un bon anniversaire à l'une d'entre elles. Douze femmes qui ont signé de leurs noms les fragiles pages de cet objet-espoir, cette bouée surgie des abîmes d'Auschwitz.
« Il se pencha pour observer le carnet. Offrir des vœux alors qu'on est prisonnier dans un camp de concentration? Il s'appliqua à imaginer ce qu'il avait fallu de détermination pour le confectionner. Dans cet empire du chiffre que fut Auschwitz, l'artéfact disait la revanche des mots et, bien sûr, était-on tenté d'ajouter, de l'humain. Car enfin, si même à Auschwitz, des femmes, sur les bras desquelles on avait tatoué un numéro, avaient pris cette peine de..., on pouvait se dire que, peut-être, après tout, si l'animal devait l'emporter sur l'homme, ce serait fait depuis longtemps. » (p.13)
Carl Leblanc, journaliste et documentariste, a découvert cet artéfact stupéfiant en visitant le Centre commémoratif de l'Holocauste en 1998, et il a par la suite réalisé un documentaire très touchant sur le sujet en 2010, Le coeur d'Auschwitz (Productions Ad Hoc), après plusieurs années de recherches et d'attente de financement. Pour patienter, il a inventé cette histoire et écrit le premier jet d'Artéfact. Puis le financement pour le documentaire est arrivé et le roman a été mis sur la glace. Après la sortie du documentaire, qui le laisse insatisfait, Carl Leblanc se remet à l'écriture pour nous livrer la version définitive d'Artéfact. La comparaison entre les deux œuvres est inévitable, malgré la différence de support et de point de vue, car elles sont fortement complémentaires (et entraîneront possiblement l'envie d'aller visiter le Centre commémoratif de l'Holocauste de Montréal).

L'auteur tente dans ce roman de comprendre l'impossible : comment ces femmes ont réussi à déjouer la terreur nazie, comment ont-elles eu le courage de fabriquer cet objet alors qu'elles connaissaient les conséquences de sa probable découverte? Contre toute attente, l'objet a survécu au camp de concentration d'Auschwitz, contrairement à bien des détenus, et grâce à lui, un nouveau témoignage tout droit sorti de l'enfer de la Shoah nous est dévoilé.
Cet objet autorise aussi le questionnement sur la façon dont elles se sont tirées de cet enfer pour vivre elles aussi encore 1, 10, 20, 40 ans, dans une liberté que l'on sait si fragile après une telle épreuve...
La fiction nous fait réfléchir sur des aspects ou des thèmes que le documentaire, par les images qui nous sont imposées, ne permet pas. Par l'écrit, Carl Leblanc imagine les vies de ces femmes et nous rend témoin de scènes déchirantes telles que le mariage de la fille d'une des rescapées d'Auschwitz :
« Sophie, ta grand-mère s'est mariée au même âge que toi. Et lorsqu'elle avait mon âge, je l'ai vue partir en fumée. Elle a beau ne plus être là, la vie a beau vouloir nous faire croire qu'elle n'a jamais existé, je veux que l'on sache que c'est la petite-fille de Halina Tannenbaum qui se marie cet après-midi à l'ombre du soleil provençal. C'est sa petite-fille qui est joyeuse, c'est elle qui va avoir de beaux enfants. Halina aurait quatre-vingts ans et elle serait folle de toi...comme nous sommes tous fous de toi. Paul Rabatier, prends soin de Sophie, qu'elle soit aimée, car elle vient de loin, elle vient de moi, elle vient de nous, elle est celle que j'aime, ma petite fille, ma Sophie. » (p.76) 
Carl Leblanc a voulu « inventer une histoire qui soit plus près de la condition humaine, plus près du tragique de la vie et qui rende mieux la complexité potentielle des vies et notre rapport au passé. Comment porte-t-on un passé en nous des années plus tard? Le journaliste (François Bélanger) dans le roman incarne le rapport d'un étranger à cette histoire.» (entrevue à Radio-Canada, 19 novembre 2012)

Le travail acharné de Carl Leblanc, dans son documentaire, pour retrouver les différentes actrices de cet événement lumineux, à travers une période de l'histoire si glauque, semble plus simple lorsque son personnage journaliste François Bélanger s'y colle dans le roman.
Cela nous permet de nous concentrer sur ces femmes. On retrouve cependant dans les deux réalisations (romanesque et documentaire) les mêmes démarches (Yad Vashem, le centre mondial pour la recherche sur l'Holocauste, Musée national de l'Holocauste des États-Unis de Washington) que Carl Leblanc et son alter-ego entreprennent.
Dans Artéfact, François Bélanger engage ces recherches parallèlement à son enquête sur un criminel de guerre ayant participé au démantèlement d'un ghetto juif, et qui a par la suite immigré et vécu au Canada sous un faux nom, en toute impunité. Côtoyant peut-être certaines de ses victimes, réfugiées elles aussi au pays après avoir fui une Europe dans laquelle il était devenu insupportable de vivre. Ses deux enquêtes se superposent dans les faits et dans les émotions que peut ressentir le journaliste.
La présence des bourreaux et des victimes dans un même lieu, à des kilomètres de l'origine de leur conflit, n'est-elle pas fréquente dans l'histoire? Il n'y a qu'à penser, à Montréal, aux Haïtiens qui ont fui la dictature de Duvalier ou encore aux Rwandais qui se sont enfuis après le génocide de 1994.
Le roman nous transporte d'un point A à un point B, passant d'une époque à l'autre, nous laissant entrevoir les 60 ans d'histoire qui ont suivis la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Il nous offre une réflexion plus poussée, plus engagée et plus détaillée que le documentaire, qui, lui, part du point A (le cœur) et développe le point B (les recherches pour retrouver les protagonistes de cette histoire).
C'est là que la fiction dépasse la réalité.

Carl Leblanc est aussi l'auteur du récit Le personnage secondaire, sur la prise d'otage de James Cross, le 5 octobre 1970. Il utilise dans ce livre le même processus que pour Artéfact, écrit comme un roman, mais basé sur une histoire vraie qui, sous sa plume, sera romancée afin de se mettre au service de la mémoire de l'humanité.
Il est difficile d'écrire sur un roman aussi riche qu'Artéfact (et pourtant seulement 155 pages) et sur la démarche de Carl Leblanc, qui, en nous offrant à la fois un roman et un documentaire sur l'Holocauste, joue son vrai rôle de documentariste et réalise lui aussi un véritable travail pour l'humanité. Essentiel et bouleversant.

Écoutez l'entrevue passionnante de Carl Leblanc à l'émission Plus on est de fous, plus on lit. (qui rend ma chronique bien superficielle)
Le centre commémoratif de l'Holocauste à Montréal
L'article de Marie-Christine Blais dans La Presse

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Salomé Leclerc, Sous les arbres (Audiogram, 2011)

24 novembre 2012

Le syndrome de la vis

Le syndrome de la vis, Marie-Renée Lavoie, Éditions XYZ, 2012

Le deuxième roman de Marie-Renée Lavoie, très attendu, n'échappera pas à la comparaison avec La petite et le vieux, sorti en 2010, même s'il aborde des thèmes différents. 
« "Pour le second, je prévois me faire ramasser, car je sais qu’on m’attend!" lance Lavoie en riant » (Journal Voir, 15 novembre 2012, article de Julie Ledoux).
Josée, professeure de littérature au cégep, souffre d'insomnie chronique. Un jour, poussée à bout par l'un de ses élèves, elle décide de s'éloigner quelques jours de son travail. Se rapprocher de sa famille, et notamment de son frère Paul et de son père décédé avec qui elle a cependant de longues discussions, et de ses voisins d'immeuble, dont le petit Joseph, lui permettra de retrouver un semblant d'équilibre, fragile fragile, et lui donnera le courage de se réaliser.
«Les gens qui dorment voient ce problème de façon très simple, ils te donnent plein de conseils, prendre des oméga-3, des tisanes, mais c'est une mécanique particulière du cerveau.» (entrevue avec Chantal Guy, La Presse, 2 novembre 2012)
L'une des forces de Marie-Renée Lavoie, originaire de Québec et qui enseigne aujourd'hui la littérature au collège de Maisonneuve, réside dans ses inventions langagières (« un soir de coude léger », p.201, «En fait, je ne dors pas assez depuis trop longtemps pour me permettre une telle promiscuité avec le genre humain, pour endurer le contact avec tous ses tousseurs, renifleurs, ricaneurs, pousseurs, celluleurs, pueurs, qui sont comme autant d'ongles bien aiguisés déchirant l'ardoise de mes nerfs.» p.20), nombreuses, et dans la chaleur humaine qui ressort de son écriture.
Ce dernier point était très remarquable dans La petite et le vieux (ça y est, zut, les comparaisons qui commencent!), nous arrachant des larmes, ça reste moins abouti dans Le syndrome de la vis, mais toujours très présent.
L'auteure excelle dans ses évocations de l'enfance, sans trop appuyer sur le piton "nostalgie", avec beaucoup de finesse. Tout cela est incarné dans le personnage de Joseph, en particulier.
Il n'est pas sans nous rappeler le personnage de la petite Hélène, du roman La petite et le vieux. Comme elle, il distribue les journaux le matin. Comme elle, il s'attache à des adultes. Comme elle, il est un peu différent. Josée représente pour Joseph une sorte de mère de substitution, qui permet à l'auteure d'évoquer le thème du deuil, qu'elle aborde déjà par la relation symbolique entre Josée et le fantôme de son père.
De la même manière, les scènes familiales chez son frère, style famille nombreuse, nous font souvent sourire par leur fluidité et leur humour. Le langage, alors plus familier, nous rapproche du monde des enfants.
« Il s'en fout, de savoir que je n'en ai pas plus que lui, des cossins de Star Wars, ça ne change rien au fait que lui, Lui, il n'en a pas. C'est d'ailleurs un regard plein de fatalité qu'il me jette avant d'aller évacuer sa peine sous sa couette à cinq cent dollars, anéanti par la pinjustice sociale [vient de l'expression bien connue : «C'est pinjuste!»] qui le tient bien loin du bonheur que lui procurerait un Darth Vader en plastique avec une épée fluo. » (p.130)
Soulignons également les descriptions des lieux, très évocatrices, la ville de Québec ou le fleuve devenant des personnages à part entière sous la plume de Marie-Renée Lavoie. 

Quant au principal problème de Josée, l'insomnie, décrit avec beaucoup de réalisme par l'auteure, et pour cause, Marie-Renée Lavoie étant insomniaque elle-même depuis toute petite, il nous apparaît comme sans fin.
« J'ai dans la tête une vis sans fin qui ne me laisse tranquille qu'une fois mes idées, mes peurs, mes souvenirs hachés menu, désubstantialisés par les engrenages qu'elle met en marche. Elle tord mes pensées jusqu'à plus sec, jusqu'à la fragmentation des images qui les constituent en molécules de rien. Je ne peux rien contre elle, c'est mon ennemi intérieur. » (p.15)
L'insomnie chronique dont souffre Josée dans le roman l'amène à des situations de fatigue extrême, des absences à répétition, une perte de contrôle totale de sa vie. Tout au long du roman, on la sent qui s'enlise petit à petit dans ce mal qui la ronge et que, surtout, personne ne comprend. De sa relation amoureuse avec Philippe qui se délite rapidement à son incapacité à demander médicaments ou congé maladie à son frère médecin, Josée s'isole dans son mal, et seule sa mère sait comment l'aider un peu, à sa manière.

Le seul moyen de s'en sortir, c'est de transformer cette incapacité à dormir en force créatrice, et c'est ce que Josée parviendra à faire dans un épilogue digne d'un film romantique (mais sans le mariage et les enfants) qui nous rappelle qu'on se trouve dans un roman. Dans la réalité, c'est peut-être un peu plus compliqué.

L'article de Chantal Guy dans La Presse

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Sagot, Piano mal (Simone Records, 2012)

03 novembre 2012

Les lisières

Les lisières, Olivier Adam, Éditions Flammarion, 2012

Les lecteurs de ce blogue le savent bien : Olivier Adam figure souvent en tête de liste de mes auteurs favoris.
Né en 1974, l'écrivain, également scénariste, a d'ailleurs souvent charmé ses lecteurs avec des titres comme Le cœur régulier, Des vents contraires, Je vais bien, ne t'en fais pas, ou encore par ses nombreuses oeuvres jeunesse. Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma.

Dans Les lisières, Olivier Adam nous offre tout à fait autre chose. Nous sommes dans l'autobiographie, tant la vie de Paul, personnage central de ce roman, se calque sur celle d'Olivier Adam. Ou en bordure de l'autobiographie, pour plagier le titre. Nous sommes sans cesse en périphérie de quelque chose, dans ce roman. Au seuil d'un chef-d’œuvre, peut-être. Mais trop d'éléments agacent pour en faire un roman parfait. 
En tout cas, Paul Steiner, lui, est en marge de sa propre vie. Rejeté par sa femme, éloigné de ses enfants, qu'il ne voit plus assez, il dérive, proche de la folie, proche de la dépression («la Maladie»). Il retourne à V., la ville où il a grandi, où ses parents vivent encore dans le petit pavillon qu'ils ont acquis à la sueur de leurs fronts, pour s'occuper de son père durant l'hospitalisation de sa mère.
Paul se sent extérieur à tout, à sa famille, à ses origines. Il revoit des amis d'enfance qu'il a laissés sans nouvelles depuis 25 ans, et particulièrement Sophie, de qui il était amoureux.
Et puis voilà, on se dit que tout cela est un peu convenu, que ça n'apporte pas grand chose de nouveau, que le style est trop appuyé ou répétitif, maniéré parfois. Mais l'auteur gratte dans tous les recoins de sa psyché (et de la nôtre), et de surprise en surprise, il nous amène toujours ailleurs au moment même où nous avions cette lassitude qui pointait.
 «Je suis arrivé à V. à deux doigts du sommeil. J'avais quitté l'autoroute les yeux mi-clos, dans le flou défilaient des entrepôts, des rangées d'immeubles HLM séparés par des pelouses rases et mitées, des alignements d'enseignes et de cubes en tôle, des nuées de panneaux d'affichage et de feux rouges. Puis j'avais traversé le fleuve. Sur la gauche, les arbres camouflaient les usines, filaient vers la campagne qui gagnait peu à peu pour s'épanouir, insoupçonnable, à trente kilomètres de là, en un désert  de colza, de blé, de maïs et de pommes de terre. De l'autre côté, c'étaient l'hôpital et la casse automobile, les zones industrielles, les supermarchés, les parkings, les nationales, les voies ferrées, les habitations verticales, milliers de fenêtres allumées dans le matin, de gosses s'habillant et croulant sous leur cartable, d'hommes et de femmes aux yeux gonflés s'apprêtant à courir vers la gare de RER, à s'engouffrer dans leur voiture pour gagner leur bureau, leur atelier, leur boutique, leur école, leur cabinet, Pôle Emploi.» (p.39)
Olivier Adam établit une géographie physique et mentale du parcours de son personnage (et nous offre au passage un beau cours de géographie de la France, comme l'extrait ci-dessus le montre), qui l'a amené de V. à Paris, puis au fin fond de la Bretagne, pour revenir à V. pour quelques temps. Son état moral, en dent de scie lui aussi, se révèle de moins en moins maîtrisé au fur et à mesure des découvertes qu'il fera sur lui-même.
Sa réflexion ira autant dans les sphères politiques que sociales, surtout sociales, lui qui a si bien réussi, alors que ses amis d'enfance galèrent. Pourtant tous issus du même milieu, avons-nous les mêmes chances de réussir dans la vie?

L'écriture était censée le sauver de sa dépression mais il se rend compte qu'il ne fait que tourner autour de sa maladie et que les mots ne peuvent parfois rien changer.
Un retour au Japon, pays qu'il chérit, peu de temps après le terrible séisme de mars 2011 (le tremblement de terre comme miroir de l'effondrement de sa vie), lui donnerait-il l'espoir de tout recommencer à zéro? Ou ne s'agirait-il pas plutôt d'une nouvelle fuite?
«Elle sait que j'y ai trouvé un refuge, un abri. Sans doute temporaire. Sans doute autant que le précédent. Mais j'aime à croire qu'en mettant des milliers de kilomètres entre elle et moi, en partant à l'autre bout du monde, j'ai semé la Maladie pour un bout de temps. J'aime aussi à croire qu'ici quelque chose m'en protège. Qu'elle ne viendra pas jusque là, qu'elle n'osera pas. Je ne sais pas. Un écran. Les océans. Les esprits.» (p.443)
La critique de François Busnel dans L'Express
La critique de Macha Séry dans le journal Le Monde

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Sophie Hunger, The Danger of Light (Two Gentlemen / Rough Trade, 2012)