30 janvier 2012

Tom à la ferme

Tom à la ferme, Michel Marc Bouchard, Leméac Éditeur, 2011

Lire du théâtre est toujours une expérience particulière.  Au départ, un texte de théâtre existe surtout pour être joué, cela va de soi. Aussi, sur papier, il faut que ce texte soit fort pour garder le lecteur attentif.
C'est le cas avec Tom à la ferme, du dramaturge québécois Michel Marc Bouchard. Ce court texte empli d'une grande sensibilité et de beaucoup de finesse, oppose deux mondes, la ville à la campagne, la norme à la marge.
Tom, jeune publicitaire, se rend au funérailles de son conjoint, mort accidentellement, dans le village natal de ce dernier, dans une campagne profonde, et plus précisément sur une ferme laitière. Personne ne sait qui il est. Sauf peut-être Francis, le frère, bestial, à la fois repoussant et attirant, qui forcera Tom à mentir pour ne pas blesser la mère du défunt.
Photo : Valérie Remise
Dans une joute autant verbale que physique, les deux hommes s'affronteront. Tom passera de l'incompréhension à la soumission, de la frustration au désir. Lorsqu'arrivera Ellen/Sara, la fausse conjointe du défunt, la vérité éclatera aux yeux de tous, et la liberté se profilera peut-être au bout de ce long calvaire.

La force de ce texte nous propulse dans de nombreuses émotions en très peu de temps. Au delà des sujets abordés tels l'homosexualité et l'homophobie, le perte et le deuil, sujets qui alimentent presque toute l’œuvre de l'auteur originaire du Lac Saint-Jean, on se sent projeté tour à tour dans le désarroi de Tom, qui n'est pas reconnu pour ce qu'il était (l'amoureux du défunt) - et à qui, par conséquent, on ne permet pas de vivre la perte de l'être aimé - et la volonté de Francis de protéger sa mère.
Mais ce que l'on retient de cette pièce, au delà de cette recherche de liberté, c'est l'amour. L'amour inconditionnel de cette mère pour ses fils, la mère prête à tout accepter. L'amour d'un très jeune homme pour un autre, amour bafoué, interdit.

Le site du dramaturge
L'article de La Presse, par Jean Siag
L'article du Devoir, par Luc Boulanger

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Leonard Cohen, Old Ideas (Columbia/Sony, 2012)

17 janvier 2012

Nigrida

Nigrida, Mikhaïl W. Ramseier, Coups de tête (Les 400 coups), 2012
Disponible dès le 18 janvier dans toutes les librairies

S'exiler
« C'est un banquier américain qui se balade dans un petit village malgache. Il rencontre un pêcheur qui revient au port avec quelques poissons, et il le félicite pour sa pêche.  Puis il lui demande combien de temps il lui a fallu pour attraper tout ça. Oh pas beaucoup, lui répond le pêcheur. Mais alors pourquoi vous êtes pas restés en mer plus longtemps ? Vous auriez attrapé plus de poisson. Pas besoin, répond le Malgache, ces poissons-là suffisent amplement pour moi et ma famille. Et le reste du temps, vous faites quoi ? demande le Ricain. Je fais la grasse matinée, je joue avec mes enfants, je fais la sieste, je m'occupe de ma femme [...]. J'ai une vie bien remplie. Le banquier lui explique que lui, il est diplômé d'Harvard et il peut l'aider à mieux s'organiser. Déjà, qu'il lui dit, vous devriez sortir plus longtemps en mer, ça vous ferait plus de poissons et vous pourriez en revendre une partie. Avec les bénéfices, vous achetez un bateau plus gros [...]. Comme vous aurez plus de moyens au lieu de vendre votre poisson à un intermédiaire vous pourrez négocier directement avec une usine à l'étranger, et même ouvrir votre propre usine. [...] Et après, je ferai quoi ? demande le pêcheur. Après ? C'est là que ça devient intéressant. Vous mettez votre société en bourse et vous gagnez des millions... Des millions ? demande le pêcheur, mais j'en ferai quoi ? Ben, vous pourrez prendre une retraite bien méritée, dit le banquier. Et habiter dans un petit village, faire la grasse matinée, jouer avec vos petits-enfants, faire la sieste avec votre femme et boire un coup avec vos copains. Le rêve... » (p. 311)

Ce long extrait permet de saisir la philosophie distillée à travers tout le dernier roman de Mikhaïl W. Ramseier, sorte de parabole sur cette idée, omniprésente dans l’œuvre de Ramseier, de se retirer du monde, de vivre simplement, de profiter de la vie, d'arrêter de courir après l'abondance, la performance. En refermant ce bouquin, on ne pense qu'à ça...
Peut-être au détriment de l'histoire que l'auteur veut nous raconter?

Tamatave (Toamasina), Diego Suarez, Antananarivo, Nosy Be...

À Madagascar, Hippolyte, Thierry et Norge se rencontrent suite à la mort d'un vieil homme, Edmond, qui passait ses journées à écrire des lettres, attablé dans un café d’Antananarivo, la capitale. En cherchant la mystérieuse personne à qui Edmond s'adresse dans ces lettres, à qui il lègue aussi sa maison et sa fortune, les trois hommes tombent sur différents indices qui les poussent sur les traces de pirates, de sorciers et d'une étrange famille de Nosy Sainte-Marie.
Sans jamais être inquiétés dans leurs recherches, les trois compères, dont on ne sait presque rien, arriveront peut-être au bout de leur peine... sans vraiment savoir ce qui les attend.
Hippolyte est le personnage que l'on cerne le mieux et qui est le plus mis de l'avant. Sympathique banquier suisse (je n'aurais jamais cru écrire ces trois mots ensemble...), il se pose beaucoup de questions sur son avenir, ses relations, notamment avec les femmes. Il semble incarner l'homme parfait, respectueux, épicurien, protecteur, mais incapable de s'engager dans une relation durable. Les personnages secondaires restent quant à eux un peu mystérieux, mais Norge est un personnage créé par Ramseier dans son précédent roman, Otchi Tchornia, publié chez Coups de tête également, en 2010. On en apprend donc plus sur son compte en lisant ce précédent roman. Thierry incarne un personnage plutôt antipathique au début, et auquel on s'attache progressivement, jusqu'à cette fin brusque et trop peu élaborée.

Jouer avec les mots

Cette histoire de trésor est finalement un prétexte pour asséner quelques vérités au lecteur. L'auteur, anarchiste, développe ses idées politiques par le truchement de sa plume acérée. Le langage, souvent argotique et très familier, tout en étant de haut niveau, amène une proximité avec les personnages. Loin de nous agacer, cette façon d'écrire très imagée colle parfaitement au type d'histoire (aventure) et aux lieux décrits. On sent aussi que l'auteur, grand voyageur, connaît probablement très bien Madagascar. Il semble beaucoup s'amuser avec les mots et c'est tout à fait réjouissant.
Mis à part quelques passages à mon sens moralisateurs, et une ferme volonté de défendre ses trois personnages pourtant pas toujours blancs comme neige, cette lecture reste agréable d'un bout à l'autre par sa façon de nous amener ailleurs, dans un imaginaire non loin de la piraterie, des coutumes malgaches, de l'Histoire avec un grand H (la présence française à Madagascar, puis l'indépendance de l'Île, puis les troubles politiques).
Quelques imperfections ici et là, notamment dans l'équilibrage des différents personnages et dans la façon un peu maladroite d'asséner de grandes vérités.
« – Oui, j'ai fait le choix d'un mode de vie qui me convient. Le dépaysement, la tranquillité. T'as le climat, la mer... T'es chez toi.
– Plutôt individualiste, comme démarche.
– Complètement! La société, la politique, les guerres, je m'en fous. Je ne me sens pas concerné, Je sais que ça fait égoïste, mais j'assume. Je suis pas sur terre pour très longtemps, alors j'ai l'intention d'en profiter. Et comme j'ai pas les moyens de changer quoi que ce soit, autant vivre le mieux possible en attendant la fin.
– Rester dans son coin, c'est la solution ?
– Tout ce que je sais, c'est que ça me fait ni chaud ni froid, ce qui se passe au Pérou. C'est pas vraiment mon affaire.
– Les inondations, la faim dans le monde... T'es pas touché? Demande Hippolyte. » (p. 234)
Sur le site de la maison d'édition Coups de tête, nous pouvons lire que « Mikhaïl W. Ramseier est né à Genève dans une famille ayant fui les joyeusetés de la révolution russe. Il publie ses premiers poèmes à l'âge de 17 ans, puis fait les trente-six métiers avant de partir à l'aventure autour du globe. Il enseigne le français à Katmandou, devient voyagiste en Mongolie, tour leader en Afrique du Sud et en Syrie. Il pond quelques récits et recueils de poésie, devient journaleux, édite des anti guides de Moscou et Saint-Pétersbourg, publie des essais historiques sur les pirates et les Cosaques.
Il a maintenant posé sa lourde carcasse dans une île des Caraïbes, où il passe son temps à faire des grillades au bord de la piscine et à siroter du rhum ou de la vodka, selon l'humeur. »


Alors, ça ne vous donne pas envie de tout lâcher et de vous exiler, vous aussi?

Humeur musicale : Bande-originale du film Pina, par divers artistes, entre autres René Aubry (380 Grad, 2011). Premier magnifique film vu en 2012,  pour bien commencer l'année...

13 janvier 2012

Fais péter les basses, Bruno !

Fais péter les basses, Bruno !, Baru, Futuropolis, 2010

Polar au scénario bien ficelé, Fais péter les basses, Bruno! nous entraîne dans le coup du siècle, mené de main de maître par trois papys truands à la retraite (Paul, Gaby et Fabio), épaulés par une nouvelle génération de criminels plus expéditive, menée par Zinédine, qui sort tout juste de prison. Parallèlement à ces loubards, nous rencontrons Slimane dans son village africain, Slimane le surdoué du "Fouteballe", qui rêve de jouer avec les plus grands. Son rêve deviendra presque réalité lorsqu'il est repéré par un joueur professionnel évoluant en France. Mais le jeune Slimane doit immigrer clandestinement dans l'Hexagone. Les ennuis commencent à l’atterrissage, où de rencontres en rencontres, Slimane se retrouvera mêlé aux plans de ces criminels.
Cette bande-dessinée, produite par Baru, qui n'en est pas à ses premières œuvres, offre un crescendo très intéressant, en faisant avancer l'histoire selon les trois points de vue des principaux protagonistes.
L'auteur brosse une série de portraits très justes, des petites frappes de quartier au jeune immigrant clandestin rêvant d'un monde meilleur et vivant de boulots illégaux, et nous décrit une réalité sociale authentique, comme dans toute son œuvre.
Baru, Grand Prix d'Angoulême 2010 (attribué à un auteur pour l'ensemble de son œuvre) rend hommage avec ce livre à ces acteurs, scénaristes, réalisateurs de polars des années 70 et 80, qui l'ont semble-t-il beaucoup marqué. 
Et par son dessin, vif, coloré, il recrée parfaitement les atmosphères de ces films policiers, aux dialogues souvent corrosifs et drôles.
Un ouvrage à la fois grave (le drame de l'immigration clandestine et de la pauvreté), léger, drôle et savoureux.

[Lætitia Le Clech]

11 janvier 2012

Le fils de son père

Le fils de son père, Mariotti, Éditions Les enfants rouges, 2011. Scénario et dessins par Olivier Mariotti, couleurs par Guillaume Mariotti

Superbe album à la couverture fort inspirante, Le fils de son père, que l'on devine autobiographique, nous présente le peintre Olivier, lors du vernissage de son exposition. Sont présents ses amis, quelques critiques, sa famille. Tout à coup, un violent orage et une coupure d'électricité soudaine projettent Olivier dans son passé, comme il pense avoir aperçu l'ombre d'un homme.
Passé et présent s'entremêlent alors pour nous raconter la relation entre un père et son fils.
Les moments du passé entre le père et son fils, souvent muets, transcrivent une relation très forte entre un père, représenté tel un géant musclé, et son petit garçon, admiratif, dans l'attente de l'approbation de ce père qu'il admire. Pas besoin de paroles pour ça, le dessin d'Olivier Mariotti suffit à transmettre les émotions. La scène de plongée, très réussie, marque un premier refus d'Olivier de suivre son père au fin fond de l'océan. Un premier pas vers l'affirmation de soi. Jusqu'aux mensonges, et au parti pris, qui dégradent progressivement la relation entre Olivier et son père.

Se superposent à cette relation celle de l'auteur et de ses propres enfants, de sa propre famille. Les moments passés en famille sont très charmants et rappelleront des souvenirs à beaucoup de lecteurs. Olivier incarne un père et un mari aimant, qui reproduit en même temps certains comportements de son père. Comme l'expression le dit : « C'est bien le fils de son père ! ». La femme d'Olivier lui lancera même à la figure un « On dirait ton père » qu'on a tous déjà entendu un jour dans notre vie, preuve d'une filiation qui peut apparaître même dans de tout petits gestes.
Le dessin change selon que l'on se trouve dans ce passé (crayon) ou dans le présent (aquarelle). Le coup de crayon, très doux, est magnifique, et le papier épais de la collection Les enfants rouges rajoute à l'impression de tenir un bel objet entre nos mains. L'auteur a choisi une présentation en gaufrier de 12 cases uniques par page, présentation sobre et classique. Une très belle réussite pour un premier album.

Le blogue des auteurs, Olivier et Guillaume Mariotti

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Danger Mouse et Daniele Luppi, Rome (EMI Records, 2011). L'un de mes disques de l'année... Brillant.