07 mars 2022

La vallée des fleurs

Le Groenland, pays de 56 000 habitants, constitutif du royaume du Danemark, associé légalement à l'Europe, mais plus proche géographiquement de l'Amérique du Nord ou de l'Islande, a été peuplé par les Vikings, puis par les Inuits, avant que la Norvège et le Danemark ne le convoitent. Peu présent dans la littérature et les arts, souvent absent de l'actualité internationale, à moins de creuser, le pays s'illustre malheureusement pour son taux de suicide le plus élevé au monde. Les raisons de ce fléau sont multiples : modernisation ultra rapide qui a déstabilisé des populations ancrées dans les traditions inuites, crise d'identité, manque de luminosité en hiver, rigueur du climat, histoire complexe. Lorsqu'on se penche sur l'histoire du Groenland, on découvre tout d'abord qu'on ne connaît rien, mais alors rien sur ce pays, et ensuite qu'une telle complexité historique, politique, linguistique, et culturelle peut en effet facilement mener à la perte de repères et au déséquilibre personnel. L'histoire des peuples du Groenland ressemble à l'histoire de nombreuses communautés autochtones, dans lesquelles on retrouve également un fort taux de suicide, comme au Canada par exemple où le taux de suicides chez les Premières Nations, les Métis et les Inuits est 3 fois plus élevé que dans la population canadienne non autochtone.

Ce long préambule sur le Groenland afin de parler du dernier roman de Niviaq Korneliussen, La vallée des fleurs. Je n'ai pas lu son précédent livre, Homo sapienne, encensé par la critique à sa sortie en français en 2017 (à La peuplade), mais je me promets de le faire après avoir apprécié sa plume forte et délicate en même temps, sa description et sa dénonciation de réalités peu connues.
La narratrice de La vallée des fleurs est amoureuse de Maliina. Elles vivent à Nuuk, la capitale du Groenland. Elle part au Danemark pour poursuivre ses études supérieures et vit mal cette séparation avec sa copine ainsi que la coupure avec sa culture, tout en recherchant fortement une distance avec sa propre famille, qui semble l'envahir. On découvre que les préjugés sur les Groenlandais sont courants au Danemark. De plus, même si les Groenlandais parlent pour la plupart la langue de leur colonisateur en plus du groenlandais de l'est ou le groenlandais du sud, les nuances et la portée des mots ne sont pas toujours les mêmes et notre narratrice a de la difficulté à s'intégrer parmi les étudiants parfois méprisants et narcissiques. De plus, son amour pour Maliina est vacillant, précaire. Elle doute beaucoup et s'autosabote quelquefois, persuadée de ne pas mériter cet amour ou cette vie.
Un événement dans sa belle-famille la fait revenir au Groenland, mais cette fois, dans la partie est du pays, à Tasiilaq. Les deux régions du même pays sont bien distinctes dans l'esprit des Groenlandais, ce qui est surprenant pour un si petit pays. Elle va découvrir là-bas la vallée des fleurs, un cimetière ornementé de fleurs en plastique et entouré par des montagnes grandioses et oppressantes. Ces paysages ainsi que sa quête pour comprendre pourquoi la cousine de Maliina s'est donné la mort vont entraîner la narratrice, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, au tréfonds d'elle-même. Son retour au pays et auprès de Maliina ainsi que l'amour que lui porte sa belle-famille la précipiteront dans un abîme de souffrance et dans une descente aux enfers désespérée. La force de ce livre est de nous entraîner sur le territoire de l'empathie, sans que jamais nous ne jugions la narratrice, même si ses choix nous semblent parfois insensés. Son mal-être exsude de chaque page de ce livre, ses recherches pour comprendre où sa place et celle de son peuple se situent la mènent à des constats terribles et elle ne trouve jamais l'aide dont elle a besoin. Sur le suicide, elle lira dans un journal danois que « Pour les jeunes au Groenland, le suicide est devenu une culture »...  et ce genre de commentaire impacte clairement la communauté et les familles de ceux qui arrivent à leurs fins, comme si c'était ainsi, point final. Le roman est construit en chapitres qui s'écoulent comme un compte à rebours, énumérant les suicides qui se succèdent dans l'entourage des protagonistes.
Pour la narratrice, il est difficile de trouver sa place dans chacune des sphères de sa vie, familiale, amoureuse, professionnelle, sociale, et elle cultive aussi une certaine marginalité dans sa façon d'être, son humour, souvent incompris. Parallèlement à sa quête existentielle, son homosexualité est tout à fait acceptée dans une communauté que nous aurions pu croire, préjugés oblige, plutôt fermée. L'autrice Niviaq Korneliussen a déjà dit en entrevue que la société groenlandaise était très ouverte et que les droits des hétéros et des homos étaient les mêmes.
Niviaq Korneliussen, qui a abandonné ses études de psychologie pour se consacrer à l'écriture, offre un roman tour à tour sombre, poétique et difficile, sur la difficulté de trouver sa place, de se positionner entre ce que l'on attend de nous et ce que l'on veut vraiment. Les réseaux sociaux ont une place de choix aussi dans ce roman, comme la vitrine de l'impossibilité pour la narratrice d'être elle-même, et la représentation du gouffre qui la happe.


La vallée des fleurs, Niviaq Korneliussen, Éditions La Peuplade, 384 pages, traduit du danois par Inès Jorgensen (titre original : Naasuliardarpi?)

Grand prix de littérature du Conseil nordique, 2021

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Compléments :

The Arctic Suicides: It's Not The Dark That Kills You

Pour en finir avec le postcolonialisme, entrevue avec Niviak Korneliussen au moment de la sortie de son roman Homo sapienne.


Humeur musicale : DakhaBrakha, Vesna (groupe ukrainien folk/trad)