13 octobre 2013

Deux bandes dessinées exceptionnelles

Jolies ténèbres, de Kerascoët et Vehlmann, Éditions Dupuis, 2009


 L'émissionLire, sur Artv, suggère par l'entremise de ses collaborateurs de nombreuses lectures. Lors de la précédente saison de cette émission, le collaborateur Matthieu Dugal a évoqué la BD Jolies ténèbres en la décrivant comme « un mélange d’Alice au pays des merveilles et de Mad Max.»... Il n'en fallait pas plus pour me convaincre de la lire et j'ai découvert en effet un dessin singulier aux couleurs très vives, pour raconter une histoire passant de la pure naïveté à la pire cruauté sans aucune raison apparente et sans plus d'explications que cela.
Au départ, un simple goûter entre notre héroïne Aurore et son prince Hector tourne au désastre lorsqu'ils sont inondés par une matière gluante venue d'on ne sait où. Aurore, en meneuse de troupe, se charge d'organiser son petit monde, distribuer à manger et calmer les plus anxieux. C'est que leur habitat, une petite fille morte allongée dans la forêt, se décompose...


À partir de là (seulement après quelques pages), le conte de fée que le lecteur anticipait se déconstruit totalement, se transformant en une lente descente dans un monde cruel où le prince devient un lâche, les petites personnages tous plus méchants les uns que les autres, les animaux poursuivant leurs instincts s'attaquent à la tribu, piquant, trouant, engloutissant les plus faibles. Les petits gnomes le leur rendent bien, se parant d'ailes de mouches, coupant les ailes des rouges-gorges ou crevant les yeux de la gentille souris, tout cela avec une grande violence et de façon totalement détachée en même temps.
C'est que les petits personnages de cette BD, petits esprits de la forêt débarqués dans l'univers de Tim Burton, ne se posent pas vraiment de questions, ne se préoccupant que de trouver de la nourriture ou d'organiser une fête des animaux, ou un mariage.
Assez déstabilisant me direz-vous. Cependant, cette horreur, même si elle n'est pas à mettre entre toutes les mains, ne doit pas dérouter les amateurs de bonnes bandes dessinées, puisque cet ouvrage nous amène dans un univers onirique sublimé par la beauté des dessins et par cet humour corrosif qui parsème l'ouvrage.

À découvrir également des mêmes auteurs :
Miss Pas Touche, aux Éditions Dargaud, 2006-2009 (4 tomes)
Beauté, aux Éditions Dupuis, 2011-2013 (3 tomes)

Pour aller plus loin : 


Peste blanche, de Jean-Marc Pontier, Éditions Les enfants rouges, 2012

À Marseille, un jeune professeur de littérature, Jean-Baptiste Chataud, s'éprend de l'une de ses étudiantes, Marie. Ils vivront une belle histoire jusqu'à ce que les problèmes de drogue de Marie ne prennent le dessus.  La jeune femme disparaît mystérieusement.
La ville entière est alors prise d'une amnésie collective suite aux démarches de Jean-Baptiste pour essayer d'oublier Marie, avec l'aide d'un marabout. Mais comment éclipser celle qui a balisé les murs de la ville de ses citations ? Elle est partout et pourtant, elle n'est nulle part, insaisissable. Seul Jean-Baptiste pourra faire retrouver la mémoire à la ville et à ses habitants, tout en ne perdant pas la sienne.
Quelques vingt années plus tard, le corps de Marie est retrouvé dans des fouilles archéologiques. La vérité surgira alors peut-être.
La peste blanche est le nom que le narrateur donne à cette amnésie collective, référence à la peste qui a sévi à Marseille en 1720. Spécialiste de la question car ayant produit une thèse sur « les épidémies dans la littérature », il met en parallèle les deux époques et soulève ainsi de nombreuses réflexions sur la mémoire (collective et individuelle), sur l'amour et sur la littérature, en citant plusieurs auteurs comme Apollinaire, Giono, Prévost, ou encore le théâtre d'Antonin Artaud, auteur de la pièce Le théâtre et son double, pièce jouée au début de la bande dessinée et moment symbolique qui marquera le début de l'histoire entre le narrateur et Marie.
Le dessin noir et blanc, assez surprenant, parfois simplement esquissé, lui permet de s'adapter à un style mélangeant fantastique, littérature et polar.
L'auteur fait de Marseille un personnage à part entière de son histoire.
À ce sujet, l'auteur nous raconte :
 « J'avais depuis longtemps le désir de faire un livre sur Marseille, une des rares villes où j'ai le sentiment que tout peut arriver à chaque coin de rue, le meilleur de préférence. C'est une ville esthétique et contrastée. Marseille est bien plus qu'un arrière-plan, c'est un personnage à part entière. ».
Cette bande dessinée offre une profondeur rare et subtile que plusieurs lectures permettent d'explorer. Le scénario, solide et original, nous fait découvrir un auteur tout à fait intéressant, également peintre et écrivain, dont on peut découvrir l’œuvre prolifique sur ce site.
On peut également visiter le blogue de l'auteur

Belle prise


Une belle prise à la bibliothèque aujourd'hui. De quoi me régaler sous notre merveilleux soleil d'automne !

Terra Australis, LF Bollée (scénario) et Philippe Nicloux (dessin), Éditions Glénat, 2013

Journal d'un corps, de Daniel Pennac, mis en dessin par Manu Larcenet, Éditions Futuropolis et Gallimard, 2013

Miss Pas Touche, Hubert (scénario) et Kerascoët (dessin), tomes 1 à 4, Éditions Dargaud, 2006-2009

Beauté, Hubert (scénario) et Kerascoët (dessin), tomes 1 et 2, Éditions Dargaud, 2011 et 2012

02 octobre 2013

La dérive des jours

La dérive des jours, de Jonathan Gaudet, Éditions Hurtubise, 2013

« Les champs sont compartimentés par les arbres qui en établissent les limites. Vu du ciel, on dirait un damier ocre et marron, teinté de vert et de gris, de noir et de jaune. Parfois une rivière ou un lac jette une flaque de bleu noir sur cette abstraction géométrique, brisant ses lignes sans fins et ses angles droits. Chaque carré de terre appartient à un propriétaire, grand ou petit, à une corporation en expansion ou à un fermier en cessation de paiement. Les fermes se transforment en industries et l'agriculture artisanale déclare faillite. » (p.20)  
Premier roman d'un jeune touche-à-tout (mais surtout musicien) québécois de 36 ans, La dérive des jours nous entraîne sur la ferme d'une petite famille constituée du père, Gérard et de la mère, Réjeanne, ainsi que de leurs deux enfants Samuel et Faustine, dans la région de la Baie-des-Chaleurs. Soudainement, les eaux montent, venues du sol, venues de nulle part, et envahissent les champs, forçant les membres de la famille à se réfugier dans un érable. Mais nous sommes à mille lieux du Baron perché, d'Italo Calvino (ça me donne l'occasion de citer ce livre, qui est l'un des livres qui m'a le plus marquée durant mon adolescence, ainsi que presque tout ce que Calvino a écrit d'ailleurs), comme le synopsis me l'avait fait imaginer.

Entrant en mode survie, coupés du reste du monde, ils devront se supporter les uns les autres dans tous les sens du terme, face à l'adversité de la nature, à l'intrusion d'un « étrange », face à leurs propres limites (physiques et morales) et face à la pire des conclusions.
Dans une sorte de huis-clos arboricole, l'auteur distille un suspense angoissant. Nous partageons tout au long des 345 pages du roman la détresse des quatre personnages. Chacun réagit avec sa propre psychologie, parfois un peu caricaturale (la jeune fille aimante et soignante, le fils qui veut prendre sa place d'homme, le père écrasé par son travail, la mère soumise), mais décrivant un microcosme familial peu exploré.
« La fatigue, bien entendu. Après quatre-vingt-seize heures suspendu aux branches d'un arbre, le corps ne réagit plus de la même façon. Il souffre d'un mal inédit : l'immobilisme. De nouveaux muscles sont découverts. La fatigue distord les autres sensations. Ligaments étirés, disque intervertébraux écrasés et épiderme à vif. La réalité passe par le filtre de la douleur.
La soif. Le fragile équilibre entre l'eau et la chair sur le point d'être rompu. Ça commence avec ce symptôme quotidien, presque banal : l'envie de boire. Puis, la soif se convertit en un besoin pressant, exigeant et vital.. L'impératif du corps. Les fibres des muscles se distendent, la peau s'assèche, le visage s'amincit et les os saillent. Les dernières ressources sont utilisées. La moindre once de gras est emportée par le cancer de la soif. » (p.235)
Par de belles descriptions de la campagne québécoise, Jonathan Gaudet rend hommage aux paysans et cultivateurs qui dépendent de leurs terres, de la météo et des éventuelles catastrophes. Si son roman frôle l'anticipation, il n'en demeure pas moins très réaliste, faisant la part belle aux préoccupations environnementales, que l'on peut retrouver dans plusieurs romans de cette rentrée littéraire (Le retour de l'ours, de Catherine Lafrance, que je suis en train de lire, aborde frontalement cette thématique sous la forme du conte et de la contre-utopie).
« Moi, il fallait que je prenne la terre. La maudite vaurienne de terre ! Elle te prend tout, te donne rien. Un printemps pourri et y'a rien qui lève, pis il neige en mai et tes pousses gèlent, ensuite c'est un été sans pluie et tout brûle. Mais ça, c'est pas grave parce que l'année d'après, c'est le déluge et tout est noyé ! Toujours trop ou pas assez, pas d'entre-deux. Les champs sans fin. Regardez ça ! » (p. 124)
Malgré une finale qui m'a laissée un peu sur mon appétit, La dérive des jours n'en reste pas moins une surprise inattendue dans la quantité de nouveautés sorties ces dernières semaines. À la fois littérature du terroir et histoire d'horreur par les éléments inquiétants de cette inondation soudaine, huis-clos faisant penser au théâtre par moments (nombreux dialogues) et roman écologique et de science-fiction, Jonathan Gaudet explore avec aisance plusieurs genres. Cette diversité, loin de nous perdre, donne de la force à son premier texte qui nous tient en haleine d'un bout à l'autre.

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Girls in Hawaii, Everest (62TV Records/BANG!/PIAS, 2013)