13 septembre 2023

Lectures du vertige environnemental

Mon horizon, constitué maintenant de montagnes et de forêts, et mon quotidien, où presque chaque jour, je vois un animal sauvage (chevreuil, lapin, mouffette, raton laveur, et j'en passe) écrasé sur la route, nourrissent de plus en plus fort ma réflexion sur la place de l’humain dans la nature. Trois lectures récentes ont également encouragé mes questionnements :

-        L’oiseau de pluie, de Robbie Arnott, Éditions Alto, 2022

-        Le droit du sol, journal d’un vertige, d’Étienne Davodeau, Éditions Futuropolis, 2023

-        Les pistes invisibles, de Xavier Mussat, Éditions Albin Michel, 2021

Lire ces trois œuvres, exceptionnelles à mes yeux, deux bandes dessinées et un roman d’un auteur néo-zélandais que je ne connaissais pas du tout, l’une à la suite de l’autre, a été un heureux hasard. Un fil rouge les relie, elles sont hantées toutes les trois par l’empreinte que laissent les humains sur la nature, sur le sol, sur la terre, les conséquences des actes posés au cours de l’Histoire et particulièrement depuis l’ère industrielle.
Dans Les pistes invisibles, un homme se fond dans la nature pendant 25 ans, il arrive à devenir invisible, et l’auteur français Xavier Mussat parvient à illustrer de façon magistrale son invisibilisation, ses souvenirs constituant le seul matériau auquel se raccrocher. Le travail graphique, d’une beauté renversante, et la narration, précise et accomplie, offrent un voyage dans l’esprit d’un homme marginal et sûrement un peu fou, tenté par une expérience extrême, qui le happera durant tout ce temps. Il s’unit à la nature pour ne faire qu’un avec elle. Mais est-ce vraiment possible?

Dans Le droit du sol, journal d’un vertige, l’un de mes auteurs de bd préférés, Étienne Davodeau - qui nous a offert de grandes bandes dessinées documentaires ou de fictions engagées telles que Les ignorants, ou Rural! Chronique d'une collision politique - part lui aussi dans une quête un peu folle, un projet militant visant à rejoindre deux lieux en France. Le premier de ces lieux représente un vestige des premières traces humaines paléolithiques trouvées, dans la grotte de Pech Merle, dans le Lot (Sud-ouest de la France). Le point d’arrivée, Bure, dans la Meuse, incarne les conséquences de la recherche nucléaire, qui produit des tonnes de déchets que l’on envisage enfouir dans le sous-sol de ce village de l’Est de la France, commune qui fait partie de ce qu’on appelle couramment en France « La diagonale du vide » : c’est ce qu’on apprend à l’école française dans les cours de géographie… Le trajet de 800 kilomètres qu’Étienne Davodeau entame à pied donne lieu à des réflexions qu’il mènera avec plusieurs spécialistes, qu’il convoque à ses côtés sur les pistes des GR qu’il emprunte (sentiers de Grande Randonnée, qui sillonnent la France, les plus connus sont le GR10, qui traverse les Pyrénées, et le GR20, célèbre sentier de la Corse), parfois virtuellement, parfois réellement. On rencontre ainsi un ingénieur repenti de l’énergie nucléaire, et même une spécialiste de la sémiologie, une rencontre fascinante. Étienne Davodeau adopte toujours une approche pédagogique dans ses ouvrages, et il fait preuve d’une forte sensibilité sociale. Très instructif et vraiment décourageant. Si vous êtes sujet à l’éco-anxiété, je ne vous le recommande pas, même si ce serait tout de même dommage de passer à côté de cette bd sensible.

Dans L’oiseau de pluie, Robbie Arnott illustre les liens entre les humains et la nature en imaginant un oiseau magique, un héron magnifique, capable de provoquer des tempêtes détruisant les cultures aussi bien que des accalmies miraculeuses durant de nombreuses années. Dans un pays imaginaire à feu et à sang, qui subit les conséquences d’un coup d’État, les destins de plusieurs personnages, Ren, Harker, Daniel et quelques autres se croisent et incarnent, dans une sorte de réalisme magique, mystique, les conséquences des actes des hommes sur la nature. C’est beau et dur, impitoyable : dans le contexte des feux de forêt puissants et des inondations qui ont cours un peu partout, ce texte est d’autant plus percutant.
En couverture, une illustration de Petros Koubris, un photographe grec dont je découvre le magnifique travail. Cette image, si bien choisie par les Éditions Alto, participe à cet acte de contemplation de notre monde et de sa nature. Le héron s’envole, mais nous, pauvres humains, on reste les pieds plantés sur terre, et on cherche, on cherche comment survivre.


Compléments
Le site du photographe Petros Koubris
Un entretien avec Robbie Arnott
La leçon de dessin d'Étienne Davodeau
Entrevue de Xavier Mussat dans l'émission Totemic

Humeurs musicales : Dominique Fils Aimé, Feeling like a plant (album Our Roots Run Deep, à paraître dans les prochains jours)
Quantic & Nidia Gongora, Adiós Chacón (album Almas Conectadas)

03 juin 2022

Le poids des héros

Depuis quelques temps, je lis beaucoup de bd. Comme si mon espace mental ne pouvait plus intégrer une histoire pensée, écrite et développée sur 400 pages, et ce, même si plusieurs romans m'attendent à mon chevet. En voici trois parmi les 7 ou 8 lues ces 5 dernières semaines.
Le poids des héros, tout d'abord, à la fois comme titre de cette chronique, mais aussi comme titre d'une bd en particulier, celle de David Sala, aux éditions Casterman. L'auteur y raconte son histoire familiale, teintée de l'horreur de la guerre civile espagnole et de la Deuxième Guerre mondiale, dans un délire de couleurs qui fait de chaque page un véritable tableau. Les deux grands-pères de l'auteur ont tous les deux fui le régime de Franco, puis combattu les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Payant cher leur résistance, ils survivront, mais cette histoire pèsera lourd dans leurs vies et celles de leurs proches et descendants. David Sala retrace cette sombre et peu connue période historique, la Retirada, ainsi que l'aide des Espagnols issus de cette fuite dans la résistance française. Cela rappelle l'histoire du peintre Josep Bartolí, mise en images en 2020 par Aurel.
Cet album, extrêmement émouvant, est à découvrir absolument, tant la beauté des images côtoie l'émotion d'un récit duquel le lecteur ne sort pas indemne. Une grande et belle œuvre.

Compléments : 
Une magnifique incursion dans le travail du dessinateur, avec ambiance sonore : Dans l'atelier de David Sala
Et une entrevue avec l'auteur, qui explique comment faire face à sa propre histoire : Dessiner ses héros pour mieux s'en séparer 

Radium Girls, de Cy, nous raconte une histoire réelle qui s'est déroulée entre 1917 et 1925 environ, avec des conséquences plus durables encore pour les principales protagonistes. Dans la petite ville d'Orange, dans le New Jersey, une usine d'extraction de radium embauche des jeunes femmes pour peindre des cadrans de montres, afin de les rendre luminescents. La peinture qu'elles utilisent est composée de radium. Pour que leur trait soit plus efficace, elles doivent humecter leurs pinceaux avant de le tremper dans la peinture. Inutile de dire que ces femmes ont ingéré des quantités de radium qui les a presque toutes rendues malades. La dessinatrice Cy (Cyrielle Evrard), qui a aussi fait la mise en couleurs, s'est intéressée à cette histoire après avoir lu un entrefilet sur le sujet. Choquée par l'absence d'informations sur ces événements et par conséquent, de l'effacement de ces femmes, et sur les conseils du bédéiste québécois Guy Delisle, elle décide de se lancer dans ce projet de bande dessinée. Elle a voulu représenter, par les couleurs allant du rose pastel au violet, en passant par le bleu, la présence de l'élément radium. Elle explique : « Il y a huit crayons de couleurs différents et une neuvième pour le vert radium. À la base, je travaille souvent avec des camaïeux très serrés car j'aime ça et que ça évite les fautes de goûts. Ici, cela va du violet au bleu car c'est ce qui selon moi met le plus en valeur le vert radium, qui est l'autre rockstar funeste de cet album. ». Ces couleurs pastel donnent une impression de légèreté à l'histoire, qui pourtant, relate une injustice et un scandale qu'on a tenté d'étouffer. L'affaire a tout de même fait beaucoup de bruit à l'époque et plusieurs des femmes qui ont survécu ont pu aller en procès. L'une d'entre elles, Catherine Donohue, en Illinois, a remporté sa cause. Ces procès ont permis une avancée des droits des ouvriers aux États-Unis.

Compléments :
Comment dessiner Radium Girls? 
Beaucoup d'articles en anglais expliquent ces événements, ils sont répertoriés dans la fiche Wikipédia "Radium Girls".

La solitude du marathonien de la bande dessinée, d'Adrian Tomine, est une succession de scénettes sur les hauts et surtout les bas de la vie de dessinateur de bande dessinée. Le roman graphique évoque la compétition entre les différents auteurs qui essaient tous de plaire à leurs lecteurs, la solitude que le succès ou le manque de succès peut faire vivre et le sentiment d'incompréhension. Dans la première partie, l'auteur, dont le trait est souvent comparé à son collègue plus populaire Daniel Clowes - comparaison dont Tomine parle à répétition - évoque sa difficulté à percer dans le milieu de la bande dessinée, et revient à sa jeunesse durant laquelle il a été victime d'intimidation. Son grand rêve a toujours été de devenir un auteur de bande dessinée connu et reconnu, et le voilà à l'orée de ce succès. Mais son insécurité et son orgueil le ramènent toujours dans le doute et la comparaison, le faisant paraître un peu misérable quelquefois. L'auteur fait preuve de pas mal d'autodérision heureusement, et on se permet quelques sourires, mais parfois aussi quelques soupirs devant ses réflexions.
Dans ce qui m'apparaît comme une deuxième partie de vie, où il se montre plus assumé, on le retrouve en couple avec Sarah et père de famille. Ses anecdotes sont toujours aussi pathétiques parfois (manque de public aux séances de dédicaces, entrevues ratées), et la séquence de son malaise cardiaque, très émouvante. Quelques bribes nous permettent de comprendre aussi sa difficulté à se sentir accepté comme américano-japonais (sa façon de dessiner ses yeux, ou plutôt de ne PAS dessiner ses yeux, est révélatrice) et son syndrome de l'imposteur face à d'autres auteurs, qu'il admire et dont il s'inspire.

Le livre d'Adrian Tomine, publié chez Cornélius, petite maison d'édition bordelaise, est un magnifique objet, imprimé avec soin sur du papier quadrillé, rappelant nos cahiers d'école. Le format plus petit qu'une bd ordinaire est vraiment très agréable à manipuler et la couverture noire d'une sobriété très classe. Le trait noir est très précis, très beau et doux aussi. On ne sera pas surpris de savoir qu'Adrian Tomine collabore régulièrement au journal The New Yorker. Pour toutes ces raisons et pour l'incursion dans la tête fragile et narcissique d'un auteur, j'ai eu du plaisir à lire ces séquences parfois futiles mais qui visent juste du merveilleux monde de la bande dessinée.



Le poids des héros, David Sala, Éditions Casterman, 2022
Radium Girls, Cy, Éditions Glénat, 2020
La solitude du marathonien de la bande dessinée, Adrian Tomine, Éditions Cornélius, 2022

Humeur musicale : Son Lux, Woodkid, Easy (Live at Montreux Jazz Festival 2016)

07 mars 2022

La vallée des fleurs

Le Groenland, pays de 56 000 habitants, constitutif du royaume du Danemark, associé légalement à l'Europe, mais plus proche géographiquement de l'Amérique du Nord ou de l'Islande, a été peuplé par les Vikings, puis par les Inuits, avant que la Norvège et le Danemark ne le convoitent. Peu présent dans la littérature et les arts, souvent absent de l'actualité internationale, à moins de creuser, le pays s'illustre malheureusement pour son taux de suicide le plus élevé au monde. Les raisons de ce fléau sont multiples : modernisation ultra rapide qui a déstabilisé des populations ancrées dans les traditions inuites, crise d'identité, manque de luminosité en hiver, rigueur du climat, histoire complexe. Lorsqu'on se penche sur l'histoire du Groenland, on découvre tout d'abord qu'on ne connaît rien, mais alors rien sur ce pays, et ensuite qu'une telle complexité historique, politique, linguistique, et culturelle peut en effet facilement mener à la perte de repères et au déséquilibre personnel. L'histoire des peuples du Groenland ressemble à l'histoire de nombreuses communautés autochtones, dans lesquelles on retrouve également un fort taux de suicide, comme au Canada par exemple où le taux de suicides chez les Premières Nations, les Métis et les Inuits est 3 fois plus élevé que dans la population canadienne non autochtone.

Ce long préambule sur le Groenland afin de parler du dernier roman de Niviaq Korneliussen, La vallée des fleurs. Je n'ai pas lu son précédent livre, Homo sapienne, encensé par la critique à sa sortie en français en 2017 (à La peuplade), mais je me promets de le faire après avoir apprécié sa plume forte et délicate en même temps, sa description et sa dénonciation de réalités peu connues.
La narratrice de La vallée des fleurs est amoureuse de Maliina. Elles vivent à Nuuk, la capitale du Groenland. Elle part au Danemark pour poursuivre ses études supérieures et vit mal cette séparation avec sa copine ainsi que la coupure avec sa culture, tout en recherchant fortement une distance avec sa propre famille, qui semble l'envahir. On découvre que les préjugés sur les Groenlandais sont courants au Danemark. De plus, même si les Groenlandais parlent pour la plupart la langue de leur colonisateur en plus du groenlandais de l'est ou le groenlandais du sud, les nuances et la portée des mots ne sont pas toujours les mêmes et notre narratrice a de la difficulté à s'intégrer parmi les étudiants parfois méprisants et narcissiques. De plus, son amour pour Maliina est vacillant, précaire. Elle doute beaucoup et s'autosabote quelquefois, persuadée de ne pas mériter cet amour ou cette vie.
Un événement dans sa belle-famille la fait revenir au Groenland, mais cette fois, dans la partie est du pays, à Tasiilaq. Les deux régions du même pays sont bien distinctes dans l'esprit des Groenlandais, ce qui est surprenant pour un si petit pays. Elle va découvrir là-bas la vallée des fleurs, un cimetière ornementé de fleurs en plastique et entouré par des montagnes grandioses et oppressantes. Ces paysages ainsi que sa quête pour comprendre pourquoi la cousine de Maliina s'est donné la mort vont entraîner la narratrice, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, au tréfonds d'elle-même. Son retour au pays et auprès de Maliina ainsi que l'amour que lui porte sa belle-famille la précipiteront dans un abîme de souffrance et dans une descente aux enfers désespérée. La force de ce livre est de nous entraîner sur le territoire de l'empathie, sans que jamais nous ne jugions la narratrice, même si ses choix nous semblent parfois insensés. Son mal-être exsude de chaque page de ce livre, ses recherches pour comprendre où sa place et celle de son peuple se situent la mènent à des constats terribles et elle ne trouve jamais l'aide dont elle a besoin. Sur le suicide, elle lira dans un journal danois que « Pour les jeunes au Groenland, le suicide est devenu une culture »...  et ce genre de commentaire impacte clairement la communauté et les familles de ceux qui arrivent à leurs fins, comme si c'était ainsi, point final. Le roman est construit en chapitres qui s'écoulent comme un compte à rebours, énumérant les suicides qui se succèdent dans l'entourage des protagonistes.
Pour la narratrice, il est difficile de trouver sa place dans chacune des sphères de sa vie, familiale, amoureuse, professionnelle, sociale, et elle cultive aussi une certaine marginalité dans sa façon d'être, son humour, souvent incompris. Parallèlement à sa quête existentielle, son homosexualité est tout à fait acceptée dans une communauté que nous aurions pu croire, préjugés oblige, plutôt fermée. L'autrice Niviaq Korneliussen a déjà dit en entrevue que la société groenlandaise était très ouverte et que les droits des hétéros et des homos étaient les mêmes.
Niviaq Korneliussen, qui a abandonné ses études de psychologie pour se consacrer à l'écriture, offre un roman tour à tour sombre, poétique et difficile, sur la difficulté de trouver sa place, de se positionner entre ce que l'on attend de nous et ce que l'on veut vraiment. Les réseaux sociaux ont une place de choix aussi dans ce roman, comme la vitrine de l'impossibilité pour la narratrice d'être elle-même, et la représentation du gouffre qui la happe.


La vallée des fleurs, Niviaq Korneliussen, Éditions La Peuplade, 384 pages, traduit du danois par Inès Jorgensen (titre original : Naasuliardarpi?)

Grand prix de littérature du Conseil nordique, 2021

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Compléments :

The Arctic Suicides: It's Not The Dark That Kills You

Pour en finir avec le postcolonialisme, entrevue avec Niviak Korneliussen au moment de la sortie de son roman Homo sapienne.


Humeur musicale : DakhaBrakha, Vesna (groupe ukrainien folk/trad)

06 février 2022

Le roman de Jim

Si les romans qui abordent la maternité foisonnent, ceux sur la paternité se font plus rares, selon ce que je vois. Ou je n'en lis pas souvent. Ou bien ils ne sont pas annoncés comme tels, moins assumés. Je ne sais pas vraiment. Ce qui est certain, c'est que Le roman de Jim fait partie de ces livres sur la paternité, décrivant avec  sensibilité les liens très forts unissant le narrateur, Aymeric, et le fils de son amoureuse, qu'il retrouve (il l'avait croisée quelques année auparavant) alors qu'elle est enceinte de 6 mois d'un autre homme. Aymeric découvre et assume totalement son instinct et son désir de paternité avec cet enfant, Jim, qu'il élèvera pendant 10 ans aux côtés de sa compagne Florence. Puis sa relation avec Florence se délite, le père biologique réapparaît, faisant exploser le foyer harmonieux qu'Aymeric avait contribué à créer. Vient alors le rejet et l'incompréhension face à un mensonge machiavélique.
Cette histoire pourrait être banale, mais le jeune auteur (39 ans et déjà 6 romans, tous publiés chez P.O.L.) campe son histoire dans le Jura, région peu exploitée dans la littérature, ce qui nous détourne des grands centres urbains, bien que certains passages du livre se déroulent aussi à Lyon. Quel apaisement, quel plaisir de lire sur un monde et un territoire si peu explorés. Certains des plus beaux passages du livre décrivent les sorties que le narrateur fait dans la montagne, ou les paysages de ce Jura qu'on devine ancré dans le cœur de l'auteur.
Par ailleurs, le narrateur appartient au monde des "précaires", des "temporaires", de l'intérim et des contrats à durée déterminée. Par choix. Mis à part un contrat qui dure plus longtemps, lorsqu'il travaille pour la boulangerie Paul, une chaîne bien connue en France, et son activité de photographe, qu'il pratique toute sa vie comme une passion, et qu'il transforme en activité lucrative plus tard, tous ses emplois ne sont qu'alimentaires. Cela lui convient, lui donne la liberté dont il a besoin. Pierric Bailly décrit ce monde avec beaucoup d'amour. Tous ceux qui ont eu des emplois d'intérimaires ou des petits contrats durant leurs études ont connu ces personnes, souvent laissés pour compte de la société, dont on parle peu, que ce soit aux infos ou dans la littérature.
« Je continuais à alterner entre des missions d'intérim et quelques CDD courts, jamais de plus de trois ou quatre mois. L'avantage c'était que je pouvais relâcher quand je le voulais, si j'avais besoin de souffler un mois ou deux ce n'était pas du tout un problème, il suffisait que je l'annonce à l'agence et on me laissait tranquille jusqu'à ce que je rappelle. À côté de tous mes collègues éphémères, tous ces types qui passaient plusieurs dizaines d'années dans une même boîte, je n'étais pas à plaindre. Je n'ai jamais voulu d'un CDI, pour moi l'intérim a toujours été synonyme de liberté. On me demandait parfois si la précarité ne me pesait pas, et puis les boulots de merde, l'usine, tout ça. [...J]'avais fini par m'adapter, par me conformer à ce mode de vie, par accepter que c'était ma manière à moi de gagner de quoi bouffer. Faut dire aussi que toutes les missions ne se valaient pas. Faut vraiment être un nanti pour s'imaginer que l'usine c'est forcément l'enfer. » p.88-89

Le roman se déploie donc sous ces trois aspects : l'aspect social, l'aspect territorial et l'aspect humain (incluant les relations amoureuses et les relations parents-enfants vues sous différentes formes). L'auteur y ajoute quelques éléments dramatiques, qui, loin d'alourdir le texte ou la trame, apportent exactement ce qu'il faut d'émotions et de véracité. Ce roman m'a fait pleurer à plusieurs reprises, il nous touche par l'humanité profonde qui s'en dégage. La fin est particulièrement poignante concernant la relation d'Aymeric et de Jim. Il prouve avec force que l'attachement filial peut se développer sans liens de sang, et peut même largement dépasser ceux-ci.

« Quand je parlais avec ma sœur ou avec mes potes je prétendais l'aimer comme si c'était mon fils. Je voulais bien croire que la formule était un peu creuse, mais ce que je ressentais pour lui était tellement fort que je ne voyais pas comment ça pourrait l'être encore plus. Il me bouleversait, ce gamin. » p.74
Pierric Bailly mélange les niveaux de langue, racontant son histoire dans un style direct, réaliste, agrémenté de quelques jurons et d'expressions françaises bien senties et parsemé de poésie ici et là, de quelques envolées souvent en lien avec les paysages. On sent dans tout le texte beaucoup d'empathie de la part de l'auteur pour ses personnages. Le personnage central dégage lui aussi beaucoup de bienveillance, qui rassure et fait du bien.


Le roman de Jim, Pierric Bailly, Éditions P.O.L., 254 pages

[Merci F. de m'avoir conseillé ce livre!]

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Compléments : 

La page de l'éditeur avec quelques articles recensés

Une rencontre avec Pierric Bailly, organisée par La maison de la poésie de Paris


Humeur musicale : Flore Laurentienne, La fin et le commencement (Costume Records, 2022)

13 décembre 2021

Arbre de l'oubli

Je me souviendrai toujours du choc littéraire que j'ai eu en découvrant Nancy Huston, en 2001. C'est avec Dolce Agonia que j'ai débuté mon exploration de cette autrice canadienne. Tout m'intriguait chez elle, les histoires racontées dans ses livres, son style souvent sublime, toujours délicat, le fait qu'elle écrive en français alors que sa langue maternelle est l'anglais, qu'elle ait eu Roland Barthes comme directeur de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales, que la musique lui soit indispensable et qu'elle l'honore dans presque chacun de ses livres et enfin, sa productivité littéraire impressionnante, tant dans les romans que les essais, ou même les livres pour enfants.

Arbre de l'oubli, publié cette année par les fidèles éditions Actes Sud, ne figure pas dans mon palmarès de ses meilleurs livres, mais il complète un corpus déjà ample sur des thématiques revenant de l'une à l'autre de ses œuvres. Nancy Huston entrecroise ici le destin de plusieurs personnages à différentes époques, qui lui permettent d'aborder l'Holocauste et le destin des Juifs rescapés de la Deuxième Guerre mondiale (comme dans nombre de ses autres livres, on pense à Lignes de faille en particulier), les classes sociales, le monde universitaire, le tourisme sexuel, l'infertilité, les racines et surtout l'identité, qui traverse de bout en bout ce livre. Cet arbre de l'oubli, en particulier, fait référence à une histoire déchirante venue de l'époque de la traite des esclaves : il correspondait à un arbre planté à Ouidah, au Bénin, autour duquel les futurs esclaves envoyés en Amérique marchaient en y laissant leurs souvenirs, car ils savaient que dans leur future vie d'esclaves, ces souvenirs seraient trop douloureux. Ils y laissaient par le fait même une grande part de leur identité. 

« [I]ls étaient assez sages pour savoir que dans leur nouvelle vie au-delà des mers, leurs souvenirs pèseraient plus douloureusement que des chaînes. [...] Alors ils ont choisi de remettre leur identité à l'arbre. » (p.298)

Ce symbole de la perte de l'identité des Afro-Américains constitue le fil conducteur du roman, par la quête désespérée de Shayna, fille de Joel Rabinstein et Lili-Rose Darrington, conçue par gestation par autrui, qui ne se sent comprise par personne et qui elle-même accepte difficilement son identité, jusqu'à sa rencontre avec Felisa, une camarade de classe, noire comme elle, qui l'aidera à s'accepter et à affronter sa honte. On ne comprend précisément les origines de Shayna que tardivement dans l'histoire. 

« Un matin, alors que vous sirotez côte à côte votre jus de pomme pendant la récré, Felisa lance : C'est vrai que Joel Rabinstein l'anthropologue c'est ton papa?
C'est vrai.
Et ta maman, c'est une sœur de couleur?
Nan... ça t'étonne, hein?
Un silence long et doux s'installe entre vous, au cours duquel le vent d'automne fait danser vos écharpes et arrache quelques feuilles aux arbres dans la cour.
Ou plutôt si, dis-tu enfin (et c'est la toute première fois que tu en parles en dehors de ta famille). En fait, ma vraie mère est une sœur de couleur mais je ne l'ai jamais rencontrée. Elle habite Baltimore.
Ah.
Felisa ne dit pas un mot de plus, mais ses yeux brûlants te donnent une dose d'empathie comme jamais tu n'en as reçue. » (p.183-184)

Elle veut à tout prix connaître sa mère biologique, une femme noire de Baltimore. On suit sa quête et son éveil jusqu'à son arrivée en Afrique, alors qu'elle est une jeune adulte, où elle participe à une mission humanitaire avec son copain, lui-même haïtien. Elle consigne ses pensées pleines de colère dans son journal intime, en lettres majuscules.
En parallèle, on apprend à connaître ses parents et leurs parents avant eux. Tout s'emboîte chapitre après chapitre dans un furieux melting-pot, parfois difficile à suivre, mais qui aborde avec acuité tous les ratés, l'incompréhension, le racisme et la honte vécue par Shayna. Nancy Huston emploie au fil du texte le "tu" lorsqu'elle s'adresse à Shayna, créant une plus grande distance avec elle et la 3e personne du singulier, lorsqu'elle évoque ses parents. Elle fait référence à la couleur de peau en utilisant les termes "beige" et "marron", au lieu de "blanc" et "noir" : le champ lexical autour de la race, que son père nie et qu'elle-même ne comprend pas bien, évolue en même temps que le personnage de Shayna s'éveille. 
Nancy Huston ouvre de nombreuses pistes qui manquent d'aboutissement et auraient pu faire l'objet d'un épilogue plus long. Le destin de Shayna en particulier, à l'aube de sa vie d'adulte, s'arrête brusquement sans que l'on ait trouvé réponse à certains de nos questionnements. 
Mais le formidable talent de conteuse de Nancy Huston nous tient accrochés à son roman, qui engendre plusieurs réflexions pertinentes et très actuelles.


Arbre de l'oubli, Nancy Huston, Actes Sud, 2021, 306 pages

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Complément :

Un texte extrêmement documenté et très intéressant sur le livre de Nancy Huston et certains débats actuels : Couleurs métisse II (Arbre de l'oubli), par Christiane Chaulet Achour


Humeur musicale : Julie Doiron, Darkness To Light (I thought of you,  You've Changed Records, 2021)

08 décembre 2021

La fabrique des salauds

L'auteur allemand Chris Kraus, également cinéaste, s'est intéressé à plusieurs reprises par le passé au destin de ceux qui ont dû, en Allemagne et dans les pays Baltes subir et vivre l'ère hitlérienne. La complexité de l'après-guerre le préoccupe particulièrement, de façon personnelle : il a découvert que son grand-père avait fait partie des Einsatzgruppen SS et avait commis des crimes contre les Juifs des pays baltes. Il se questionne dans son travail sur la façon dont ces hommes ont été "réintégrés" à la vie de la nouvelle république d'Allemagne fédérale.

Dans l'imposante fresque de 880 pages La fabrique des salauds, qu'il a rédigée après cette découverte, il a imaginé trois personnages extrêmement romanesques, qui traversent le siècle, de 1905 à 1974. Cette année-là, nous retrouvons le narrateur, Konstantin Solm, dans un hôpital de Munich. Konstantin, surnommé Koja, se sert de son compagnon de chambre pour raconter son histoire. Tout comme le lecteur, ce dernier, un jeune hippie traumatisé crânien, passe de l'admiration au dégoût en écoutant le récit de Koja Solm. Celui-ci lui impose son histoire dans les moindres détails, rendant ce procédé narratif un peu forcé, même si par ailleurs, il nous permet de prendre quelques pauses dans une histoire extrêmement chargée, qui nous happe dans ses méandres.
Les frères Solm vivent en Lettonie : cette nation, au début du XXe siècle, fait partie de l'URSS, tout comme ses voisins la Lituanie et l'Estonie. L'un des points forts de ce livre est de nous faire découvrir l'histoire peu connue de ces pays baltes. La Lettonie, devenue indépendante en 1919, a de nouveau été annexée par l'URSS en 1944, puis de nouveau "libérée" en 1991, lors de l'éclatement de l'URSS. Tous ces mouvements politiques et historiques ont grandement déstabilisé la région et bouleversé les populations locales, qui, en temps de guerre, étaient forcées de choisir leur camp... Les frères Solm, eux, choisissent l'Allemagne, et s'engagent dans la SS un peu par conviction, pour l'aîné, Hubert (Hub), et un peu pour sauver leur peau, pour Koja. Leur pouvoir au sein de la SS devient de plus en plus important et les amène à participer à des opérations d'espionnage mais aussi d'extermination que Koja exécute à contrecœur.

Le cynisme et les sarcasmes de Koja lorsqu'il raconte son histoire ne modèrent pas l'horreur qui est décrite, même si la dérision dont fait preuve le personnage central de ce roman permet parfois quelques respirations face à la dimension horrifique que prend la narration. Si Koja nous apparaît comme quelqu'un de froid, on a surtout l'impression qu'il a subi toute sa vie le poids de cette Histoire.

« Depuis son bureau mitrailleur, il me lut une citation de Lawrence d'Arabie avant de me demander si je n'aurais pas envie de conquérir les sept piliers de la sagesse pour le compte de la SS - et je me dis : pourquoi pas? Après tout, on a déjà les sept piliers de la bêtise, de la folie et du crime dégénéré. » (p.243)

C'est que parallèlement aux événements relatés dans La fabrique des salauds, tous réels, une histoire plus personnelle ajoute au drame et amène humanité et sensibilité au récit. Alors qu'ils sont enfants, Koja et Hub deviennent les "frères" de la petite Ev, rescapée d'un massacre. Les deux frères tomberont fous amoureux d'Ev et elle aussi, les aimera tour à tour, provoquant leur destin. Les deux frères s'opposeront rapidement à cause de cet amour et subiront des conséquences différentes après leur participation aux exactions et opérations diverses pendant la guerre. Koja deviendra un espion pour le KGB, la CIA, les services secrets allemands (BND) et le Mossad, alors qu'Hub restera fidèle à ses anciens compagnons nazis, reconvertis pour un certain nombre dans les services secrets allemands. La versatilité de Koja semble peu vraisemblable à quelques moments dans le récit, comme si l'auteur avait voulu tout faire vivre à un seul personnage pour nous faire exagérément comprendre la complexité de cette période de notre histoire contemporaine.
Cependant, on se laisse prendre à cet enchevêtrement des rôles de Koja, comme en visionnant un excellent épisode du Bureau des légendes (série française sur les services de renseignement français, diffusée actuellement au Québec)...
Ce que l'auteur nous raconte nous apparaît parfois tellement invraisemblable que l'on éprouve le besoin de vérifier si les faits relatés se sont réellement déroulés de cette façon. Tous les éléments historiques sont réels et extrêmement bien documentés. Ce qui est le plus déroutant est de découvrir à quel point un grand nombre d'anciens nazis ont eu le champ libre après 1945 pour fuir, se cacher ou participer à des opérations organisées par le premier gouvernement d'Allemagne de l'Ouest, dirigé par le cabinet Adenauer à partir de 1949, en participant aux services secrets allemands. On découvre ou approfondit tout cela, et bien plus encore, dans La fabrique des salauds.

Ce roman coup de poing, d'une grande violence, se situe dans la lignée des Bienveillantes, de Jonathan Littell. Certains détails se retrouvent dans les deux romans. Il y a est question du mal que l'on fait par devoir, des exactions que l'on commet pour sauver sa propre vie, de la moralité de nos actes. Mais il y est aussi beaucoup question d'amour, filial, familial, amoureux et passionnel. C'est là que la différence se fait sentir : Chris Kraus nous entraîne dans une saga qui mêle l'histoire d'une époque et d'un pays à l'histoire intime d'une famille. De plus, le personnage principal, Koja, est un artiste très doué, et la peinture constitue un peu le fil rouge de l'histoire, le don artistique se transmettant de père en fils, puis de père en fille, et la contrefaçon picturale dont use le narrateur peut symboliser la trahison et le mensonge commis par nombre de protagonistes de cette histoire.


La fabrique des salauds, Chris Kraus, Éditions Belfond, 880 pages.

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Complément :

Peut-on écrire une généalogie du mal?

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Humeur musicale : Courtney Barnett - If I Don't Hear From You Tonight (Things Take Time, Take Time, Milk!Mom + PopMarathon Artists, 2021)

25 octobre 2021

Dessiner encore

« Tout fout le camp en moi mais le dessin résiste. Alors je dessine et je dessine encore. »
Alors que s'est ouvert le 8 septembre dernier, en France, le procès des attentats du 13 novembre 2015, je me suis intéressée à Dessiner encore, roman graphique qui relate l'histoire de Coco, dessinatrice à Charlie Hebdo lorsqu'ont eu lieu les attentats du 7 janvier 2015 (le procès pour ces attentats-là s'est déroulé l'année dernière, de septembre à décembre 2020). Celle-ci raconte la très longue pente qu'elle a dû remonter suite à ces événements. Coco, de son vrai nom Corinne Rey, a eu dans ce drame le terrible rôle d'ouvrir la porte aux terroristes et de les mener aux bureaux de Charlie-Hebdo, sous la menace de leurs armes. Comment vivre avec cela? Ici, on ne parle pas de vie, mais de survie. On suit pas à pas tous ses efforts pour aller mieux, sa réflexion sur la puissance de l'art et l'importance de continuer son travail de dessinatrice de presse. Mais aussi, on traverse avec elle ses doutes, sa culpabilité immense, ses peurs, son trauma et sa longue dépression, ses cauchemars et ses visions. Ce traumatisme est représenté par les vagues bleues qui l'assaillent à plusieurs reprises dans l'ouvrage. Se laissera-t-elle couler? Remontera-t-elle à la surface? 
Aujourd'hui dessinatrice à Libération, Coco continue de nous parler chaque jour de l'actualité par ses dessins, et on en est bienheureux, pour la liberté de la presse, la liberté d'expression, le regard critique à nourrir sans relâche, pour elle aussi. 
Dessiner encore est à lire pour ne jamais oublier. À l'instar de Philippe Lançon, rescapé lui aussi des attentats de Charlie (avec de très graves blessures physiques qui s'ajoutent au traumatisme psychologique) et qui a raconté son histoire dans le récit poignant Le lambeau (Éditions Gallimard), ou de Catherine Meurisse, qui a elle aussi dessiné son expérience des attentats de Charlie dans La légèreté (Éditions Dargaud), cette bande-dessinée très forte incarne parfaitement avec ces deux autres œuvres le genre de récits extrêmement douloureux mais cathartiques. 


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Compléments :

Une longue entrevue à La grande table (France Culture - Olivia Gesbert)

Dessiner encore, Coco, Éditions Arènes, 2021, 352 pages

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Humeur musicale : David Myles, That Tall Distance (Little Tiny Records, 2021)