05 décembre 2014

Sœurs volées

Sœurs volées, enquête sur un féminicide au Canada, d'Emmanuelle Walter, Lux Éditeur, 2014, 221 pages

Lancé le 11 novembre dernier, le livre de la journaliste française Emmanuelle Walter est un pavé dans la mare des non-dits et des injustices. Enquête menée autour des multiples disparitions et assassinats de femmes amérindiennes au Canada - presque 1200 depuis 1980 -, il s'appuie sur de nombreux témoignages et s'articule autour de la disparition non résolue de Maisy Odjick et de son amie Shannon Alexander en septembre 2008, qui vivaient dans la communauté de Kitigan Zibi, près de Maniwaki, dans l'ouest du Québec.

Détricotant les généralisations et les stéréotypes entourant les Amérindiens, Emmanuelle Walter démontre que ces disparitions sont traitées avec peu d'estime et de considération de la part de la police et du gouvernement.
Emmanuelle Walter incite également à une prise de conscience collective sur un phénomène de société effrayant, un véritable féminicide touchant une population qui nous est si peu et si mal connue, comme plusieurs documentaires l'ont déjà démontré et notamment le récent Québékoisie, d'Olivier Higgins et Mélanie Carrier. 

Sœurs volées, dont l'ampleur totalement dramatique ne s'atténue certainement pas au fil du "décompte" de ses victimes, et de l'immobilisme des autorités, laisse entrevoir peu de lumière. La violence au sein même des communautés autochtones, passée sous silence, se perpétue. L'espoir viendra probablement des femmes elles-mêmes, et d'associations, telles qu'Idle No More (signifiant « Plus jamais l'inaction »), dont la cofondatice pour la branche québécoise, Widia Larivière, signe d'ailleurs la préface du livre d'Emmanuelle Walter.

Dans le contexte actuel et à la veille de la commémoration du 25e anniversaire de la tuerie de Polytechnique, ces constats s'ajoutent à la triste réalité de la violence contre les femmes. Quand cela s'arrêtera-t-il ?


Lætitia Le Clech

06 octobre 2014

Ralentissement

Comme vous l'avez sûrement remarqué, le blogue est un peu au ralenti ces temps-ci. Je ne peux me résoudre à écrire ici des recensions de livres que j'aurais l'impression de bâcler par manque de temps.
Je n'ai pas arrêté de lire pour autant, même si moins qu'avant. Une de mes dernières lectures, en particulier, m'a subjuguée et je ne cesse d'y repenser. Il s'agit de Recommencements, d'Hélène Dorion. Ce livre se lit, se relit, se vit et s'offre. Les sentiments qu'il inspire sont la gratitude et l'amour. Merci.

À propos d'amour, j'avance actuellement de façon discontinue (le style épistolaire permet cela) dans le livre Lettres à Nelson Algren, de Simone de Beauvoir. Au-delà d'un romantisme presque sirupeux (parfois) auquel Simone de Beauvoir ne nous a pas habitués dans ses écrits plus intellectuels, on traverse les années 1940-50-60 dans la vie d'une grande écrivaine et dans le quotidien d'une femme de son temps, engagée politiquement et intellectuellement.

Tout à fait dans un autre genre, j'ai lu Tokyo Decibels, de Hitonari Tsuji, avec le désir de découvrir un auteur japonais contemporain. L'idée de départ reste très originale (un homme veut cartographier les sons de sa ville) et pour la géographe en moi, très attirante. Mais le personnage m'a déplu, et ce sentiment l'a emporté sur mon impression générale du livre. Dommage.

Enfin, je termine en ce moment La veuve, de l'auteure canadienne Gil Adamson. Un roman très différent de ce que je peux lire la plupart du temps et c'est à ça que servent les cadeaux... La veuve prend l'apparence d'un « western au féminin » (article du Devoir), se déroulant dans l'ouest canadien. Haletant et stressant.




 Ma musique du moment : Bernhari (« Je me lève en me souhaitant / un autre printemps »), Tire le Coyote, Salomé Leclerc, Neneh Cherry et son Blank Project

Lætitia Le Clech

19 août 2014

Correspondances d'Eastman

Vous pouvez retrouver tous mes articles reliés aux Correspondances d'Eastman sur le site Ma mère était hipster.

Communiquer par l'intime, une entrevue avec Ariane Moffatt
Aller vers l'essentiel (compte-rendu du vendredi aux Correspondances)
Arrières-pays et territoires marginaux, une entrevue avec l'auteur William S. Messier
Écrire m'inquiète... Une entrevue avec l'auteur Louis Gauthier
Le poète comme photographe des émotions, un portrait de Louise Dupré


La boîte aux lettres

Le poète Christian Bergeron au bureau des poèmes

Lieu d'écriture

Lieu d'écriture

Lieu d'écriture

Le Pont couvert, lieu d'exposition et d'écriture

Le Pont couvert, lieu d'exposition et d'écriture


08 août 2014

Le monde et moi



Le monde et moi
Thématique des 12e Correspondances d'Eastman, du 7 au 10 août





Les différents lieux d'écriture dans le village d'Eastman: La chambre du temps qui passe, Les fous d'écriture, La chambre des poètes, etc.



Kim Thuy, porte-parole des 12e Correspondances d'Eastman, nous a offert un discours avec la fougue qu'on lui connaît.






La pluie s'est invitée pour quelques instants lors de l'ouverture officielle.





Concert intime d'Ariane Moffatt au Cabaret d'Eastman pour ouvrir les festivités (il y avait eu aussi un premier cabaret littéraire en après-midi). Piano-voix ou guitare-voix, anciennes chansons, quelques interprétations (Barbara, Clémence DesRochers...), suivies d'une discussion avec Tristan Malavoy-Racine agrémentée de quelques surprises chantées !
Je vous rappelle que j'ai fait une entrevue avec Ariane Moffatt à propos de ce spectacle. Vous pouvez la lire ici.


Lætitia Le Clech

02 juillet 2014

En rafale

En prévision des Correspondances d'Eastman, j'ai dévoré quelques-uns des livres que leurs auteurs viendront présenter durant 4 jours, du 7 au 10 août prochains, lors de conférences, de causeries ou de spectacles.


Euchariste Moisan, de Denys Arcand, Éditions Leméac, 2013
Mãn, de Kim Thuy, Éditions Libre Expression, 2013
Comme des sentinelles, de Jean-Philippe Martel, Éditions La Mèche, 2012 
L'orangeraie, de Larry Tremblay, Éditions Alto, 2013

Je les ai tous aimés à des degrés divers et j'en reparlerai sûrement ici mais pour le moment, je dois continuer mon marathon de lecture... 


Pour changer un peu de genre, j'ai aussi découvert Yannick Haenel avec son dernier roman, Les renards pâles, aux Éditions Gallimard (2013). Un propos très politique et subversif qui m'a beaucoup parlé, même si la deuxième partie m'est apparue plus complexe, et un peu longue. Mais le décalage entre les deux parties fait en sorte que les deux histoires se répondent et s'enrichissent. Dans la première partie, nous faisons connaissance avec Jean, la quarantaine bien sonnée, qui décide de vivre dans sa voiture, sans attache, sans travail, sans rien.

Ce passage, d'une beauté renversante, traduit les sentiments de cet homme et le propos de l'auteur :
« En un sens, c'est vrai : il n'y a rien — mais ce rien est une chance. Lorsqu'on est soudain exposé à sa solitude, on découvre une géographie. La solitude est un pays qui brûle. Ses flammes vous ouvrent les yeux, avec une transparence qui fait miroiter les journées.
Car j'ai perdu l'habitude d'employer mon temps : mes journées, mes nuits, forment une matière aride et fluide, absolument dénuée d'activités. Le désœuvrement vous fait entrevoir que rien n'est utile, et que sans doute l'utilité n'existe pas. Je ne suis plus que promenade ; et d'un bout à l'autre du quadrilatère formé par le XXe, gravissant, descendant chaque jour les trois collines qui le composent — celles de Charonne, de Belleville et de Ménilmontant —, j'élargis cette promenade : elle m'ouvre un passage.
Il n'est pas rare, quand on consacre six, sept heures par jour à marcher, qu'on franchisse certaines limites : celles de la fatigue, mais aussi des frontières plus occultes. En remontant la rue des Pyrénées, cette ligne qui serpente d'ouest en est à travers tout l'arrondissement, il m'arrive d'entrer dans un état où l'illumination se confond avec le désert : c'est une joie impersonnelle, elle semble loin de tout, à l'image de ces rues que j'arpente en tous sens, où souffle l'esprit des rôdeurs de barrière, des voies ferrées souterraines, des jardins ouvriers ; il me semble parfois qu'une forêt respire sous mes pas, et que des feuillages échangent leurs bruissements, là, sous le bitume, en pleine ville. » (p. 32)

Dans la deuxième partie, le roman s'articule autour de la procession d'un groupe d'anarchistes, les Renards pâles, que Jean rencontre à la fin de la première partie. Encore une fois, un extrait me semble plus parlant, et révèle cette écriture particulière et magnifique de Yannick Haenel. Et cet extrait en particulier fait écho au premier extrait ci-dessus, passant du personnel au collectif :
« Qu'y a-t-il au juste au cœur de notre désœuvrement ? Nonchalance, paresse, vagabondage ? Amertume, désespoir ? Défi, rage ? N'y trouve-t-on pas d'obscurs trafics, des préparatifs louches, de sombres exercices en vue d'un soulèvement ? Un peu de tout cela, sans doute — et pire : le secret nous protège. La contemplation d'un désert dont chacun de nous recompose le sale grain par grain fonde un minuscule verger ; de ce bout de terre, de cette île dont nous sommes à la fois le roi et les brigands — les éternels pirates —, il est possible de jouir à l'infini. Une telle jouissance ne s'enferme pas sur elle-même : elle a pour vocation de se substituer à la France. » (p. 119-120)

Lætitia Le Clech

Musique du moment : Fontarabie, le projet personnel de Julien Mineau, chanteur de Malajube

11 juin 2014

En finir avec Eddy Bellegueule

En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, Éditions du Seuil, 2014, 220 pages

Édouard Louis est venu récemment présenter son roman,  En finir avec Eddy Bellegueule, au Québec. Le livre connaît un immense succès en France et sera traduit en 18 langues prochainement, en plus d'être adapté au cinéma par André Téchiné. Ce succès s'explique à la fois par une histoire bouleversante, par une démarche étonnante, et aussi par un travail littéraire inspiré autant par Bourdieu, Annie Ernaux et Didier Éribon (à qui le livre est dédié) pour le contenu que par William Faulkner pour l'oralité de son style, l'italique de certains passages amenant deux niveaux de langue.

Je regrette tellement que l'entrevue donnée à la Librairie Olivieri le 24 mai dernier n'ait pas été enregistrée pour être diffusée sur radio spirale, tant la rencontre fut passionnante. Le jeune auteur de 21 ans s'est exprimé sur les grandes thématiques de son livre : le déterminisme social, le conditionnement de nos comportements, particulièrement la violence envers l'autre, celui qui est différent, et précisément l'homophobie, et la fuite comme moyen de sauver sa peau, comme un acte courageux et non lâche. Tout cela avec une aisance oratoire incroyable, malgré une timidité visible, et une éloquence qui a scotché tout le monde. 

Édouard Louis a tenté de se protéger en ajoutant l’appellation "roman" à son livre, malgré le fait que cette histoire est véritablement la sienne, et que son nom à la naissance était vraiment Eddy Bellegueule. Il voulait aussi protéger en quelque sorte tous les protagonistes de son histoire, en sachant bien que chacun chercherait à s'y reconnaître. Il ne s'attendait pas à un succès si grand, et ce qu'il craignait s'est finalement retourné contre lui, des "journalistes" allant même jusqu'à se rendre dans son village natal pour rencontrer sa famille, dernière chose qu'Édouard Louis souhaitait.
Peu avant la parution du livre, l'auteur, pris de crises d'angoisse, voulait d'ailleurs en changer le titre, pour qu'il passe plus inaperçu. Mais celui-ci frappe si juste, de façon si définitive. En exergue cette phrase de Marguerite Duras : « Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas. » (Le ravissement de Lol V.Stein). Il montre l'urgence de ce texte. Édouard Louis ne voulait pas se censurer. Il voulait dire, parce qu'il en avait assez que l'on ne dise pas les choses afin de protéger les bourreaux, les groupes, « les meutes ». Lui préfère «
prendre le parti des enfants, des Noirs, des Arabes, des gais et de tous ceux que la meute marginalise.» Ce nom a existé mais ce n'est pas lui, c'est ce qu'on a fait de lui. Changer de nom à l'état civil lui a permis de recommencer à sa manière et selon ses désirs.
« Il n'était pas rare que j'entende dire Il est un peu spécial le fils Bellegueule ou que je provoque des sourires moqueurs chez ceux à qui je m'adressais. Mais après tout, étant le bizarre du village, l'efféminé, je suscitais une forme de fascination amusée qui me mettait à l'abri, comme Jordan, mon voisin martiniquais, seul Noir à des kilomètres, à qui l'on disait C'est vrai que j'aime pas les Noirs, tu vois plus que ça maintenant, qui font des problèmes partout, qui font la guerre dans leur pays ou qui viennent ici brûler des voitures, mais toi Jordan, toi t'es bien, t'es pas pareil, on t'aime bien. » (p.33)
Édouard Louis décrit dans son livre un milieu social rarement décrit dans la littérature, pauvre, replié sur lui-même et duquel il s'est extirpé grâce au théâtre et à cette force qu'il a développée contre ce milieu, contre l'ignorance et le rejet qu'il a subis si longtemps. Il y a aussi énormément de violence dans En finir avec Eddy Bellegueule. D'abord celle physique, subie par Eddy, mais aussi par d'autres, une violence "virile", qui va de soi. Mais aussi une violence sociale, et tout le livre est basé là-dessus, une violence qui fait que l'on peut rester enfermé dans cette spirale.
« Je ne sais pas si les garçons du couloir auraient qualifié leur comportement de violent. Au village les hommes ne disaient jamais ce mot, il n'existait pas dans leur bouche. Pour un homme la violence était quelque chose de naturel, d'évident. » (p. 42)
Il y a également eu une certaine violence à la sortie du livre, dans le fait de vouloir "aller voir" ce milieu, aller vérifier comment vivent les pauvres, voir si Édouard Louis n'avait pas un peu exagéré par hasard, comme si les conditions de vie dans ce village étaient totalement irréelles. Édouard Louis souligne que lorsque Proust a écrit À la recherche du temps perdu, personne n'est allé vérifier comment vivait la grande bourgeoisie et si ce qu'il écrivait était juste.

Le narrateur voit la fuite comme ultime porte de sortie, comme la seule chose qui pourrait le sauver. Souvent considérée comme un acte lâche, la fuite est ici mise en valeur et décrite comme une décision courageuse et libératrice. En fuyant, Édouard Louis a changé de milieu et a intégré des codes qu'il ne connaissait pas. Il s'est entièrement "refait". Il est assez surprenant d'ailleurs de rencontrer ce jeune homme aujourd'hui après avoir lu le récit de son enfance... tant les deux personnes semblent différentes. Ne serait-ce que la voix, décrite comme fluette et aiguë dans le livre, alors que le jeune homme aujourd'hui parle d'une voix grave et posée. Par son récit, Édouard Louis montre le déterminisme social cher à Bourdieu, décrivant les habitus, les manières d'être de chaque catégorie sociale. En parlant de ce qu'il a vécu, il permet à une certaine réalité sociale d'exister.

Aujourd'hui étudiant en philosophie et en sociologie à l'École normale supérieure de Paris (ironique pour quelqu'un qui a été longtemps traité comme un marginal et un anormal), Édouard Louis dirige une collection aux Éditions PUF (Presses Universitaires de France), « Des mots ». Il a aussi dirigé un ouvrage collectif sur Bourdieu, L'insoumission en héritage, en 2013. On n'a pas fini d'entendre parler de cet homme sensible et intelligent. Il prépare actuellement son deuxième roman, qui, nous a-t-il dit, parlera du viol.


Petite sélection d'articles sur le livre et son auteur :

Lætitia Le Clech 

Humeur musicale : Woodkid, The Golden Age (Green United Music/Universal Music, 2013) 

09 mai 2014

Piégé

Piégé, de Lisa Moore (traduction de Claudine Vivier), Les Éditions du Boréal, 342 pages, 2014


Paru en 2013 en anglais sous le titre Caught, le dernier roman de Lisa Moore, auteure de Terre-Neuve, a reçu de nombreuses critiques élogieuses et a été finaliste (courte liste) au prestigieux prix Giller.
Nous rencontrons dans ce roman David Slaney, jeune homme originaire de Terre-Neuve, qui, en juin 1978, s’évade de la prison où il a été incarcéré pour trafic de stupéfiants (cannabis) quatre années plus tôt. Son meilleur ami, Brian Hearn, s’est enfui sous une nouvelle identité et a échappé à l’incarcération.
Le projet des deux amis est de se retrouver à Vancouver pour reprendre en quelque sorte leurs affaires là où ils les ont laissées et retourner en Colombie chercher une cargaison de cannabis pour la revendre au Canada.
Cependant, la GRC, qui souhaite mettre la main sur Hearn, profite de l’évasion de Slaney pour enclencher une grande traque grâce aux premiers outils technologiques de l’époque (balise GPS, satellite) et nous entrons alors dans un suspense haletant qui nous fait tourner les pages frénétiquement.


Lætitia Le Clech

06 mai 2014

La marche en forêt

La marche en forêt, Catherine Leroux, Éditions Alto, 2011, 300 pages


Déjà fort impressionnée par le dernier roman de Catherine Leroux, Le mur mitoyen (Éditions Alto, 2013, finaliste au Grand Prix du livre de Montréal et sélectionné pour plusieurs autres prix importants), je me suis lancée avidement dans son premier roman, La marche en forêt.
J'ai tout d'abord eu un peu peur en voyant l'imposant arbre généalogique en toute première page, qui présageait une lecture complexe.
Mais c'était sans penser à l'écriture fluide et magnifique de Catherine Leroux, qui nous entraîne dans ces histoires de famille comme si nous en faisions partie.
Lu en quelques heures, ne pouvant plus décrocher de ces personnages aussi attachants qu'émouvants, ce livre d'une poésie remarquable m'a subjuguée.
La photo de couverture est à l'image de ce texte lumineux, cette marche en forêt qui révèle les parts sombres et vibrantes de chacun.
Il est difficile de résumer cette histoire qui explore les vies de plusieurs personnages d'une même famille, les Brûlé­.
Le patriarche, Fernand, vieillit. Autour de lui, ses enfants, sa nouvelle femme et les enfants de celle-ci, les petits-enfants et les conjoints-conjointes de ceux-ci. En filigrane, le destin d'une de leurs ancêtres, Alma. Catherine Leroux s'attache à certains des membres de cette famille, Fernand, Emma, sa nouvelle femme, Justine, la fille de celle-ci, Nicole, et quelques autres, qui individuellement, marqueront le destin de cette famille unie, mais déchirée également par quelques secrets et tragédies, un peu comme toutes les familles. Mais quand c'est raconté de cette façon, cela devient une riche et magnifique fresque.

La recrue du mois
Article de Christian Desmeules, dans Le devoir
Article de Josée Lapointe, dans La Presse

Lætitia Le Clech

15 avril 2014

L'album multicolore

L'album multicolore, Louise Dupré, Éditions Héliotrope, 2014, 270 pages

Quelques mois après la mort soudaine de sa mère en décembre 2011, l'auteure Louise Dupré a commencé à écrire sur celle-ci. Inspirée par l'album multicolore que cette mère tant aimée leur avait offert, à ses frères et elle, avec une photo de couverture différente pour chacun (la très belle couverture du livre), l'écrivaine a construit son texte, les morceaux de puzzle se sont assemblés, et un véritable album de famille est né de sa plume.
 
Louise Dupré offre avec ce roman autobiographique son œuvre « la plus difficile à écrire et la plus difficile à publier »*. On peut en effet facilement comprendre la complexité d’un tel acte : comment se livrer à ses lecteurs sans tomber dans le narcissisme ou l’exhibitionnisme, comment assumer un tel récit, aussi intime ?

La suite ici...



Compléments au texte :
En faisant mes recherches pour écrire cet article, j'ai trouvé de nombreux liens intéressants qui m'ont permis d'en savoir plus au sujet du travail de l'auteure Louise Dupré.
Lectures de poèmes, explications de la pièce de théâtre Tout comme elle, articles... Voici quelques liens.
Lectures d'extraits de Tout près (recueil de poèmes aux Éditions du Noroît, 1998) et d'Une écharde sous ton ongle (recueil de poèmes aux Éditions du Noroît, 2004)
Mon espace de travail, article de Pierre Duchesneau dans L'actualité, 11 novembre 2013

Humeur musicale :Jean-Louis Murat, Le cours ordinaire des choses (V2/Universal, 2009)

27 mars 2014

Punk rock et mobile homes

Punk rock et mobile homes, de Derf Backderf, Éditions çà et là, 2014, traduit de l’anglais par Philippe Touboul, 160 pages.


Chronique de l’Amérique profonde teintée de musique punk de la toute fin des années 70, Punk rock et mobiles homes est le premier ouvrage “one shot” de l’auteur américain Derf Backderf.
L’histoire se situe à Richford, Ohio, non loin de Cleveland, où vit aujourd’hui l’auteur Derf Backderf, au moment de la rentrée scolaire 1979.
Otto Pizcok est un adolescent dégingandé et marginal, qui vit dans un parc de maisons mobiles appartenant à son oncle. La vie de ce post-adolescent pourrait virer au sinistre tant la désolation de son environnement social, culturel et économique est grande. Tout à la fois intimidé par ses camarades pour son originalité et envié pour son physique de bûcheron et son aisance face à l’adversité, Otto se fait appeler « Le Baron ». Amateur de musique punk, il commence à fréquenter avec deux camarades un lieu alternatif dans la petite ville voisine d’Akron, The Bank. 


Humeur musicale : Antoine Corriveau, Les ombres longues (Coyote Records, 2014)

09 février 2014

En vacances

Les périodes de vacances représentent toujours pour moi de grands moments de lectures, des heures de bonheur à l'horizon. Voici un aperçu des lectures marquantes de mes deux dernières semaines (dont une semaine de vacances).
Je poursuis d'ailleurs sur cette belle lancée en ce moment, avec la découverte de Simone de Beauvoir et ses Mémoires d'une jeune fille rangée, dont je me délecte.

Bonnes lectures à tous !

- King Kong théorie, de Virginie Despentes, Éditions Grasset, 2006

Formidable essai, véritable pavé dans la marre, en tous points intéressant, King Kong Théorie ne nous laisse pas indifférents et c'est le moins qu'on puisse dire. Écrit en 2006, la portée de ce livre reste immense. Ce fut un bonheur pour moi de lire une voix si différente, tenant compte de toutes les personnes qui ne se reconnaissent pas dans les discours bien-pensants. S'appuyant sur sa vie, ses expériences et sur ses nombreuses réflexions, l'auteure de Baise-moi dénonce toutes les normes dans lesquelles nous sommes enfermé(e)s et permet de comprendre (un peu) comment s'en libérer. Le chemin est long mais ce texte est un bon début !
« J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. »




- Danseur, de Colum McCann, Éditions Belfond, 2003

L'auteur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle en 2006 s'est inspiré de la vie de Rudolf Noureiev pour livrer une fiction parsemée d'éléments biographiques sur le danseur russe. Plusieurs grandes thématiques sont abordées, l'enfance de Noureiev, son éducation artistique, son amour total pour la danse, sa vie privée et sexuelle intimement liées à sa pratique artistique. Chaque chapitre est narré par un personnage différent, incluant le danseur. Tout cela éclaire la formidable et trop courte vie - ici fictive tel que précisé par l'auteur - du danseur. Un très bel exercice littéraire et un superbe sujet.
« Rudi avait un physique d'une beauté en tout point captivante : épaules carrées, bien dessinées, cou strié de muscles, cuisses énormes - même les contractions de ses mollets étaient belles. Il soulevait sa partenaire et la faisait tourner avec une légèreté remarquable. je ne pouvais m'empêcher de repenser au jour où il était arrivé, avec ses dix-sept ans, je le revoyais se déshabiller dans ma chambre, se glisser sous les couvertures du canapé, voiler la pâle promesse de son corps. Je serrais bien trop fort mon accoudoir, mes ongles griffaient le bois. Je rendis les jumelles et tentai d'étouffer ces émotions prêtes à me dominer. » (p. 164-165)


- Impurs, de David Vann, Éditions Gallmeister, 2012

Auteur américain né en Alaska, David Vann nous livre ici son troisième roman, après le très primé Sukkwan Island en 2010 et Désolations en 2011. Impurs nous raconte la relation plutôt tordue entre Galen, jeune adulte un peu paumé, et sa mère, étouffante, possessive et manipulatrice. Le roman nous entraîne avec ses personnages dans une lente descente aux enfers, chute accentuée par l'atmosphère brûlante des lieux, situés dans la Vallée Centrale de Californie, près de Sacramento, en plein été. L'origine du malheur de cette famille provient d'une sombre histoire de violence qui - par le silence qu'elle impose - se perpétue et touche toute la descendance comme un jeu de dominos qui s'écroulerait. David Vann fait une brillante analyse de la folie et de la violence, sans aucun tabou. Cependant, la guerre déclarée entre la mère et le fils, qui culmine dans une (trop) longue dernière partie, devient éreintante pour les protagonistes mais aussi pour le lecteur. J'avoue avoir sauté quelques pages sur la fin... 
Une très belle découverte littéraire cependant.
« Le poulet et les dumplings. Sa mère et sa grand-mère commencèrent à cuisiner, remettant le monde debout. Combien de fois ? se demanda-t-il. Combien de fois avaient-elles remis le monde debout ? Et pourquoi ? Pourquoi ne pas le laisser tomber en morceaux et rester en morceaux, pourquoi ne pas laisser libre cours à la vérité ? Ce serait plus simple. Ils pourraient tous se détendre. Ils pourraient tous s'avouer leur haine mutuelle et passer à autre chose. Mais pour une étrange raison, c'était impossible, et sa mère et sa grand-mère s'affairaient donc à découper deux poulets près de l'évier. » (p. 111)

- L'annonce, de Marie-Hélène Lafon, Buchet/Chastel, 2009 

Paul, un agriculteur de 46 ans vivant à Fridières, dans le Cantal français, passe une annonce pour rencontrer une femme. Il ne veut pas vieillir seul. Annette est un peu plus jeune et vit dans le Nord de la France. Elle répond à l'annonce. Ces deux êtres sensibles, l'une abîmée par la vie, l'autre étouffé par sa famille, arriveront à vivre ensemble avant de peut-être s'aimer. Une belle histoire tout en subtilité, menée par des personnages que l'on sent fragiles. L'écriture est fine, le style rythmé et très travaillé, qui nous fait sentir un amour de la langue et des mots.
« Annette s'appliquait pour ne pas penser au Nord. Elle aurait voulu oublier les contours mêmes des choses de là-haut et tout arracher d'elle pour mieux recommencer à Fridières. On devait se couler dans une vie neuve et prendre garde, se prémunir contre tout. [...]
Annette s'était abritée derrière l'expression refaire sa vie qui était commode parce qu'elle rassurait les gens. Elle aussi refaisait sa vie, après l'avoir longuement défaite, plusieurs fois, avec patience. Dans l'hiver de Fridières, au creux des après-midi, elle ruminait cette longue déroute, ce goût du pire tant et tant remâché jusqu'à la nausée. » (p. 133-134)

Découvertes musicales et coups de cœur du moment : Anna Calvi, One Breath, Trentemøller, Lost, Lou Doillon, Places,  Roberto Fonseca, Yo, Rover, Rover...

15 janvier 2014

La solitude des écoliers

La solitude des écoliers, d'Elizabeth Hay, Éditions XYZ, 2013

« Les enfants ne peuvent concevoir que les adultes aient oublié comment c'était dans leur enfance. Quel triste abîme. L'enfant sidéré d'une part, l'adulte oublieux d'autre part - les papilles parfaitement roses de la jeunesse, et la langue ébouillantée, enflée, blanche d'écume de l'âge adulte. » (p. 57)

J'ai connu l'auteure canadienne-anglaise Elizabeth Hay grâce à son excellent roman La nuit sur les ondes, dont j'ai parlé sur ce blogue.
Avec La solitude des écoliers, traduit en français en 2013 par Hélène Rioux (mais paru en anglais en 2011), l'auteure ontarienne revient avec une histoire forte, parfois inquiétante, frôlant l'enquête policière puis revenant, dans ses meilleurs passages, au plus près de ses personnages, saisissant leur psychologie avec subtilité.

Nous traversons l'histoire d'une famille canadienne de 1929 à 2008, d'une région de la Saskatchewan rurale jusqu'à Ottawa. Anne souhaite écrire l'histoire de sa mère, mais en faisant ses recherches, elle se penche également sur la vie de Connie, sa tante un peu marginale.
Le roman s'ouvre sur le viol et le meurtre d'une jeune adolescente. La fameuse Connie couvre l'événement en tant que journaliste. Quelques années auparavant, elle a été une toute jeune enseignante dans une commune de la Saskatchewan. Son directeur d'école, à l'époque, le tyrannique Parley, fut considéré comme responsable du décès (par ailleurs jamais réellement élucidé) d'une élève à cause de ses méthodes excessives. Alors qu'elle enquête sur le meurtre de l'adolescente, elle retrouve Parley, qui est devenu directeur d'une nouvelle école dans la région d'Ottawa. Sa présence n'est-elle qu'une coïncidence ?
Anne retrace donc la relation entre Connie et Parley, mais aussi entre Connie et l'un de ses élèves, Michael, enfant dyslexique qui restera toute sa vie en relation avec elle et qui finira par rencontrer Anne, la narratrice.

Le roman d'Elizabeth Hay, d'une richesse et d'une complexité surprenantes, est à déguster lentement. Il nous ramène sur les bancs de l'école en décortiquant les liens parfois délicats entre l'enseignant et l'étudiant. Le directeur d'école imaginé par Elizabeth Hay, terrifiant, amène une touche narrative angoissante. Entre eux, la langue, la littérature, le théâtre. Ces mots que Connie veut apprendre à son élève préféré, dyslexique, rejeté par Parley. Ce théâtre, que Parley veut faire jouer à ses élèves, usant de force, de menaces et de manipulation.
Le lien entre Connie et Syd, son mentor, apporte plusieurs pistes de réflexions intéressantes sur l'enseignement et atténue les angoisses de Connie. À cette époque, de très jeunes enseignants, sans aucune expérience ni beaucoup de pédagogie, étaient catapultés dans les provinces des Prairies et devaient affronter toutes les difficultés reliées à leur métier. Jusqu'à en perdre patience parfois et appliquer la méthode forte...
« - Vous n'avez jamais utilisé la strappe. Mais vous perdiez tout le temps patience. Ça m'était égal. Mais vous ne dirigiez jamais votre colère contre nous, poursuivit-elle en se répondant à elle-même. Vous n'avez jamais fait passer vos frustrations sur nous.
- Ce sont les enseignants faibles qui dépendent de la strappe.
- Je ne me sentais pas faible quand je m'en suis servie. J'éprouvais l'envie pressante de faire mal. » (p.110)
D'un côté de la classe, Connie demanda : « Et si l'éducation était la catastrophe ? » [...]
« Je ne parle pas d'apprendre des choses erronées, expliqua-t-elle, mais de les apprendre de la mauvaise façon. »
Il vit son expression douloureuse, dans l'expectative, et les enfants étaient tout yeux, tout oreilles.
« Ça, c'est l'école, pas l'éducation, répondit-il. Il y a une grande différence. » (p.97)
Au fur et à mesure que l'histoire avance, les relations familiales se dévoilent, des secrets se révèlent. La solitude des écoliers devient un récit familial très riche et touchant, les deux sœurs (la mère et la tante de la narratrice) n'ayant pour le coup pas du tout le même destin. Les deux plus importants protagonistes de l'histoire, Connie et Michael, redéfinissent, de façon très libre et dégagée, la notion de couple, de relation, d'échange. Mais lorsque la narratrice y met son grain de sel, on voit qu'aussi libre qu'on se prétende, la douleur existe aussi...
Connie évolue entre deux êtres tout à fait dissemblables, d'un côté Michael, qu'elle aimera d'un amour passionnel et lumineux et de l'autre le sombre Parley, qu'elle craindra d'abord et détestera ensuite.

Mais loin d'être manichéen, le roman d'Elizabeth Hay flotte dans des nuances parfois troubles...

What is this life if, full of care / We take no time to stand and stare. 
Quelle est cette vie passée à s'inquiéter / Sans prendre le temps de nous arrêter et de contempler. 
W.H. Davis (poète gallois), extrait cité p.256

11 janvier 2014

Mon ami Dahmer

Mon ami Dahmer, de Derf Backderf, Éditions Çà et là, 2013 (pour l'édition française)

Fruit de vingt de travail, cette bande dessinée terrifiante, puisque nous ne perdons jamais la réalité de vue, nous entraîne au plus près du tueur en série Jeffrey Dahmer. Celui-ci a commis, entre 1987 et 1991, 16 meurtres (un meurtre a été perpétré plus de dix ans auparavant, en 1978) inspirés par des pulsions sexuelles malsaines et un attrait pour le morbide. Mais il ne s'agit pas que de ça, car expliquer une telle sauvagerie (la description des meurtres de Dahmer est assez abominable) et comprendre l'inexplicable reste complexe.
Derf Backderf, qui a été le camarade de classe au secondaire de Jeffrey Dahmer, ne tente pas d'excuser le comportement criminel de celui qui a été surnommé « le cannibale de Milwaukee », mais il décrit ce qu'il s'est passé en amont, des parents totalement absorbés par leurs propres soucis aux professionnels qui auraient peut-être dû se rendre compte de la marginalité de Dahmer, en passant par les adultes qui auraient dû mieux l'entourer et les camarades qui sont restés silencieux face aux agissements étranges de leur compagnon si singulier.
Derf Backderf, journaliste de formation, se sert de ses souvenirs et de nombreuses enquêtes effectuées au fil du temps. Les références répertoriées à la fin de l'ouvrage nous montrent la somme de travail fournie par l'auteur. La reconstitution semble fidèle à la réalité, mais nous demeurons dans un récit basé sur le vécu de l'auteur. Celui-ci fait un important effort pour se sortir de l'émotion, afin de traiter son sujet le plus objectivement possible.
Par le dessin noir et blanc et les visages surdimensionnés de ses personnages, l'auteur amène un côté caricatural à la Gotlib (on pense aussi à Crumb) qui pourrait nous distraire, mais le regard angoissant et noir de Dahmer, ainsi que ses imitations effrayantes des crises d'épilepsie de sa mère nous rappelle à plusieurs reprises dans quel récit nous nous trouvons. Par ailleurs, l'action est soutenue par les commentaires de Backderf lui-même, qui explicite de nombreux aspects du récit. 

L'édition française que j'ai lue nous présente une préface écrite par un spécialiste des tueurs en série, Stéphane Bourgoin, qui a rencontré Dahmer en 1993. Un texte très intéressant où nous apprenons que Dahmer est incapable d'expliquer ce qui l'a poussé à commettre de tels actes, qu'il assume par ailleurs complètement. Les éclairages apportés par Bourgoin et par les notes de fin d'ouvrage ouvrent et ferment cette histoire de façon très réaliste, emmenant cette bande-dessinée loin du divertissement que le 9e art apporte le plus souvent.

Une entrevue avec l'auteur
Le site de l'auteur Derf Backderf

Lætitia Le Clech


Humeur musicale : Woodpigeon, Thumbtacks and Glue