05 janvier 2017

Au péril de la mer - Dominique Fortier

Site Internet des Éditions Alto
Dominique Fortier a remporté le Prix littéraire du Gouverneur général en 2016 pour ce dernier livre, Au péril de la mer, que l'on ouvre avec curiosité et que l'on referme comme un écrin à bijoux.

Assez court, le livre se partage en trois histoires : tout d'abord, la grande histoire du Mont-Saint-Michel, appelé « Mont-Saint-Michel au péril de la mer » à partir de 710 (Mons Sancti Michaeli in periculo mari) car très exposé aux foudres de l'océan (avant l'existence de la fameuse digue), cité des livres au Moyen-Âge, racontée par l'auteure, passionnée par ce lieu. Ensuite, l'histoire romancée d'Éloi, peintre de talent à l'époque de la Renaissance, qui, pour se guérir de la mort de sa bien-aimée, accepte de suivre son cousin moine au Mont-Saint-Michel, pour devenir copiste et reproduire toutes sortes de manuscrits, alors qu'il ne sait même pas lire. C'était avant l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Enfin, l'histoire personnelle de l'auteure, qui partage avec le lecteur son amour du Mont-Saint-Michel, en même temps qu'elle évoque sa réalité de jeune maman, qui la freine dans son élan d'écriture. Elle nous enrichit également, dans certains chapitres, de ses connaissances linguistiques (Dominique Fortier est aussi traductrice et réviseure) et de réflexions sur son rôle comme auteure ainsi que sur le sens des mots.
Cet entremêlement des histoires et des genres peut laisser le lecteur confondu au départ, mais la plume de l'auteur, qui m'avait subjuguée dans Du bon usage des étoiles, nous transporte finalement dans chacun des lieux qu'elle décrit. L'histoire d'Éloi, en particulier, est bouleversante. Celle des moines copistes du Mont, se heurtant aux mutations qui sont en route à cette époque, dont le travail est minutieusement décrit par l'auteure, permet de saisir l'ampleur de ce qu'ils ont accompli pour diffuser la connaissance à cette époque tourmentée. On observe la modernité de certains, et l'ignorance et la censure que d'autres veulent imposer.
Source : Pixabay.com (domaine public)
Au péril de la mer devient l'un de ces livres qui, peu importe à quelle page on l'ouvre, nous touche par sa poésie, son amour sincère des mots, des livres, des bibliothèques, ainsi que Robert, le cousin d'Éloi, l'illustre : « Une bibliothèque, vous voyez, [...] c'est aussi un jardin : cessez de vous en occuper et elle meurt. »
Cette bibliothèque, si fragile, a subi le courroux des marées, et les affres du temps. Dans le roman, on assiste également au transfert périlleux de ses livres vers une autre abbaye, mieux protégée, moins humide.
Une partie des livres sera jetée à la mer par un frère, dans une « bibliothèque fantôme », pour qu'ils ne quittent les lieux du Mont-Saint-Michel, mettant en lumière toutes les contradictions et les bouleversements suscités par l'accès à ces ouvrages.

Malgré le grand pouvoir d'évocation de Dominique Fortier, nous restons un peu sur notre faim. J'en aurais pris encore et encore! Mais Au péril de la mer est à lire et à relire pour la petite et la grande histoire de l'humanité. Un ouvrage très personnel, « à mi-chemin entre le carnet d'écriture et le roman » selon son éditeur, qui s'inscrit dans une oeuvre déjà riche explorant différents styles.

Pour aller plus loin :
La critique de Christian Desmeules, dans Le Devoir
L'abbaye du Mont-Saint-Michel


Humeur musicale : Avec pas d'casque, Effets spéciaux (Grosse Boîte, 2016)


03 janvier 2017

Le club des miracles relatifs - Nancy Huston

Site Internet des Éditions Actes Sud
Dans son dernier roman hyper structuré, Nancy Huston nous présente sa vision d'un monde post-humain, pas si éloigné du nôtre, dans une sorte de dystopie étouffante et nerveuse.
Le roman débute avec l'arrestation violente de Varian, un jeune homme qui semble avoir commis plusieurs crimes. Qui est-il et d'où vient-il? Nous l'apprendrons au fil des chapitres et ce sera tout, sauf ordinaire.
Arrivé tardivement dans une famille aimante vivant à l'Île Grise, Varian devient un petit garçon surdoué mais très seul. Moqué par les enfants de son âge, à cause de ses retards physiques (de petite taille, maigre, il ne va muer qu'à l'âge de 16 ans), adoré par sa mère, qui lui enseigne l'amour des mots et de la langue allemande, il s'éloigne par contre de son père, refusant de partager avec lui une activité qu'il juge barbare (la pêche, qui est l'activité professionnelle du père). Il parvient à devenir infirmier, grâce à son intelligence supérieure, mais ne développe aucune aptitude sociale et entend de plus en plus des voix dans sa tête, sombrant doucement dans la psychose.
Parallèlement, son père n'ayant plus d'emploi à l'Île Grise, il décide de partir travailler sur le site de Terrebrute, en OverNorth, où l'on extraie de l'ambroisie (doux nom pour désigner le pétrole), puis il disparaît subitement.
Varian décide de partir à sa recherche et se fait embaucher comme infirmier au CMR (Centre de Maintenance Respiratoire) de Luniville, qui deviendra ensuite le Club des miracles relatifs, sous sa gouverne et celle de Luka, le médecin en chef du CMR.
Alors, ce résumé évoque quelque chose de connu? Il est facile en effet  de superposer le Canada contemporain avec ce monde décrit par l'auteure originaire de l'Alberta. Cet OverNorth, n'est-ce pas l'Alberta des sables bitumineux, l'Île Grise, Terre-Neuve?
Il se trouve qu'en 2014, Nancy Huston a visité les sites d'extraction pétrolière de Fort McMurray, et elle en est revenue bouleversée.
Besoin d'en parler, d'agir. Comme auteure, cela est passé par l'écrit : d'abord sous forme d'un essai, Brut, la ruée vers l'or noir, paru en 2015 chez Lux Éditeur, auquel elle a participé tout comme l'activiste et auteure Naomi Klein. Puis, la version romancée, ce Club des miracles relatifs, qui n'a d'ailleurs pas encore trouvé d'éditeur au Canada anglais.
L'exercice de dénonciation - version roman - aurait pu tomber dans la morale ou le grotesque, simple succession de faits plaqués pour dénoncer une réalité. Roman périlleux donc, mais qui ne se casse pas la gueule pour autant, Le club des miracles relatifs ne laisse pas beaucoup de répit au lecteur, à l'image du sommaire exhaustif révélé au début de l'ouvrage. Les voix alternent pour faire progresser l'histoire de manière très charpentée. Celle de Varian, la plus singulière, y compris typologiquement, comme une sorte de halètement que l'auteure a retranscrit avec de grands espaces entre les mots et à la structure grammaticale parfois boiteuse, au langage coloré, nous laisse oppressé. Son récit des événements s'adresse à un procureur imaginaire. On visualise clairement le délire du personnage en pénétrant son esprit par ce procédé narratif.
Quand l'intrigue se déroule à l'Île Grise, le style est plus classique avec quelques belles trouvailles imagées (les soirées « bectances et bombances », organisées par les parents de Varian).
Puis, parsemées à travers l'histoire de Varian, Nancy Huston nous offre les portraits de plusieurs beaux personnages de femmes : Farah, Eris, Eileen, Marnie, parfois broyées par la société dans laquelle elles vivent, parfois par la pauvreté qu'elles subissent,  ou la soumission à laquelle elles sont forcées (à leurs conjoints, à leurs parents). Femmes qui croiseront le chemin de Varian. Leur sort n'est pas toujours déterminé, mais nous savons que Varian n'est pas blanc comme neige, et qu'il éprouve une certaine haine pour les femmes (sauf sa mère et la sœur de Luka)...
Au sujet de Marnie, l'une de ces femmes, qui se prostitue chaque jeudi à Luniville (jour de paie dans les mines, jour de délire sexuel pour certains), Nancy Huston arrivera à établir une parallèle avec les femmes autochtones disparues et assassinées depuis tant d'années au Canada.
« Elle n'a d'autres choix que de cibler les tordus et de préciser qu'elle est autochtone [...] Les Peaux-Rouges doivent supplier d'âtre maltraitées. ces dernières années, un bon millier d'entre elles ont été rayées de la carte : assassinées ou "disparues". C'est toujours une question de peau. Ouep, les Blancs continuent de nous écorcher, de tanner notre peau et d'en faire une marchandise... » (p. 288).
Nous assistons par ailleurs aux moments d'emprisonnement de Varian, aux persécutions insoutenables qu'il subit de la part des forces de l'ordre, qui pensent avoir affaire à un activiste écologiste manipulé par des forces terroristes du monde musulman.
Chacune de ces parties rappelle l'importance de la langue, toujours très travaillée par Nancy Huston et illustre la difficulté voire l'impossibilité de la communication.
Dans cette société guidée par l'argent, les humains deviennent des machines, carburent à l'alcool et à la drogue et rien ne peut les sortir de leur torpeur et de leur misère. Varian, avec l'aide de Luka et de sa sœur Leysa, trouvera pourtant un moyen de propulser un peu de magie et de culture dans ce monde sans couleurs et sans arts. En lisant des textes d'auteurs russes aux malades qui fréquentent leur centre (qui devient, à ce moment là, le Club des miracles relatifs), ils essaient d'illuminer leurs esprits de poésie.
Cette partie aurait méritée d'être plus détaillée dans le récit, car nous voyons peu l'impact que les trois "activistes" ont sur leurs patients.
Le titre du roman, par conséquent, est plutôt déroutant même s'il permet de garder une note résolument optimiste en ouvrant sur les possibilités que ce club pourrait offrir aux protagonistes.
Un miracle pourrait en effet survenir grâce au pouvoir de l'art qui sauve : à la fois comme réponse thérapeutique à la maladie mentale de Varian, mais aussi comme solution à la déshumanisation généralisée. Des vers de Vladimir Vyssotski marquent la fin du roman :
« De notre gorge jaillit le silence
Notre faiblesse grandit comme une ombre
Et l'éternité du jour polaire
Récompensera nos nuits de désespoir »
Silence blanc
À noter, le très belle illustration de la couverture, provenant du pinceau de Daniel Barkley.

Le club des miracles relatifs, Nancy Huston, 2016, Éditions Actes Sud, 304 pages.

Pour aller plus loin :
L'article de Josée Lapointe dans La Presse
L'entrevue très intéressante de Nancy Huston dans La grande librairie 

Humeur musicale : 
Tambour, Chapitre II (2016)

02 janvier 2017

Guyana - Élise Turcotte

Site Internet de Leméac Éditeur
Guyana, sixième roman d'Élise Turcotte, sera pour moi la porte d'entrée vers cette auteure que je n'avais pas encore découverte.
Court roman lu d'une traite (175 pages), Guyana relate la quête d'Ana pour découvrir la vérité sur le prétendu suicide de Kimi, qu'elle appelle affectueusement « ma petite coiffeuse ». En réalité, Kimi coiffe surtout Philippe, le jeune fils d'Ana, encore bouleversé par la mort de son père un an plus tôt.
Cette quête poussera Ana à revivre certains événements traumatiques de sa vie intime, en même temps qu'elle explore l'histoire du pays de Kimi, le Guyana, situé entre le Venezuela et le Brésil. Là-bas, le 18 novembre 1978, un terrible massacre a eu lieu, le "suicide" collectif (certains ont été purement et simplement assassinés) des 913 adeptes de la secte de Jim Jones, le « temple du peuple ».
Mêlant l'intime et le collectif, Élise Turcotte, dans ce roman fortement ancré dans le réel, dans la ville mais aussi dans les émotions de ses personnages, ébranle le lecteur de drame en drame.
Au fil de l'enquête, on commence à comprendre ce qui pousse Ana - journaliste spécialisée en drames sordides, mais qui n'arrive plus à travailler depuis la mort de son mari - à s'investir autant dans cette histoire.
Dans une entrevue donnée à Chantal Guy pour le journal La Presse, le 16 septembre 2011, l'auteure parle du deuil : « C'est intéressant de penser que dans la vie, tout disparaît et qu'on survit à cela. Des deuils, on en fait tous les jours, de multiples façons, et je refuse de faire une hiérarchie dans le deuil. »
Dans Guyana, les personnages en vivent beaucoup, des deuils. En particulier Philippe, le petit garçon d'Ana, âgé de 9 ans, hypersensible et très attachant. Sa façon maniaque de se protéger : que règne la propreté autour de lui. Il développe également une grande clairvoyance (il semble surdoué), en particulier pour tout ce qui est en lien avec sa mère.
Ana, de son côté, devra briser les barrières de protection qu'elle avait dressées autour d'elle, suite à un drame vécu à l'âge de 17 ans et dont le spectre la hante depuis.
Toutes ces trames se rejoignent pour ne former plus qu'un fil, la "petite coiffeuse" - qui représentait un élément de répit et de douceur pour Ana et Philippe - nous livrant finalement toutes les clés.
Ce roman trouve un équilibre entre des thématiques très dures et sombres (viol, meurtre, maladie, deuil, délinquance) et un style lumineux et poétique, également porteur d'espoir pour ses personnages. Chacune des six parties distinctes porte la voix de l'un des trois personnages principaux : Ana, Philippe et Kimi, nous donnant une perspective étoffée sur les drames qui se jouent dans le roman.
Ana et Philippe sont des survivants, chacun à leur manière, comme dans la plupart des romans d'Élise Turcotte (La Presse, 2011).

Guyana, Élise Turcotte, Éditions Leméac, 2011, 175 pages.


Pour aller plus loin : 
L'entrevue donnée à La Presse
À propos du massacre de Jonestown (attention, âmes sensibles s'abstenir)

Humeur musicale :
Reliefs, La traversée (2015)