21 août 2011

La grande maison

La grande maison, Nicole Krauss, Éditions du Boréal, 2011

Le dernier roman de la brillante auteure Nicole Krauss donne le vertige, par son ambition, sa complexité narrative, la lecture attentive qu'il nous impose. Roman exigeant, à l'histoire qui se déploie dans plusieurs directions, à différentes époques, dans différents pays, cette œuvre de la New-Yorkaise est éblouissante à plusieurs égards.

L'histoire nous transporte de New York à Londres en passant par Jérusalem. Un énorme bureau d'acajou, aux multiples tiroirs, dont un seul ferme à clé, sert d'écritoire à une auteure américaine, Nadia. Une jeune femme, Leah, contactera la femme pour récupérer le bureau de son père, Daniel Varsky, un poète chilien assassiné, qui avait légué ce bureau à Nadia. Mais devant le trouble que l'absence de ce bureau provoque chez elle, Nadia décide de partir à Jérusalem, afin de retrouver la jeune Leah.
Nous rencontrons également Yoav, le frère de Leah, jeune homme mystérieusement traumatisé par son père, le collectionneur d'art Weisz, qui recherche des objets que les gens ont dû abandonner à cause de la guerre. Le fameux bureau est peut-être l'un de ces objets.
Nous lisons aussi la confession d'un père à son fils, parti étudier et vivre à Londres et qui exercera comme brillant avocat puis juge, tout en voulant devenir écrivain. Un père plein de regrets et qui souhaite se rapprocher de son enfant.
Et nous verrons aussi comment un homme se rendra compte que sa femme lui a caché tout un pan important de sa vie et quel traumatisme révèlera cette découverte.
Tous ces destins se recoupent, d'une façon ou d'une autre, et les ficelles se démêlent à la fin du récit. Ces destins brisés, abimés par la guerre, par la solitude, par le deuil, déroulent le fil de leurs vies riches, qui trouvent toutes leurs points d'ancrage dans la transmission, l'héritage. Ils sont tous en réaction face à leurs traumatismes propres.
L'auteure explique en effet :
« Mes livres abordent tous la façon dont chacun réagit à une catastrophe, qu'il s'agisse comme dans La Grande Maison de la Shoah, de la dictature chilienne ou de la guerre de Yom Kippour. Et ce qui m'intéresse en effet dans cette réaction au pire, c'est la façon, chez ceux qui y ont survécu, dont ils ont dû se réinventer eux-mêmes, souvent à travers des réinterprétations radicales du passé, une réécriture de leurs souvenirs. »
Les lecteurs qui s'accrocheront pour suivre le fil conducteur de cette histoire, qui exige que l'on se laisse emporter dans cette œuvre monumentale, que l'on fasse entièrement confiance à son architecte, qui, par son écriture si fine, si précise, évocatrice comme rarement, nous permet de toucher à l'essence même de l'humain, ceux-là s'orienteront vers ce dernier commentaire, et partageront une expérience de lecture totale.
Nicole Krauss nous pousse dans nos retranchements, dans nos fragilités, et ses personnages nous habitent longtemps après la lecture de son roman. Elle nous pousse aussi à nous abandonner dans les bras de Dame Littérature, et nous transmet son amour des livres et des mots.
À la fois suspense inquiétant autour d'un bureau, qui nous apparaît quasiment magique (il est source de l'inspiration de l'auteure du premier chapitre, son absence entraînant la panne sèche et le syndrome de la page blanche), et que l'on recherche dans tout le roman, et drame psychologique qui nous entraîne sur les rives de la Shoah, avec toutes les questions sur l'identité et la mémoire que cela implique, La grande maison (Great House), complexe et riche, ne peut laisser personne indifférent.
Après L'histoire de l'amour, dont j'ai parlé ici, Nicole Krauss nous offre un roman plus complexe, moins drôle, mais les thématiques qui traversent les deux livres se rejoignent, et on y trouve le même amour que l'auteure a pour la vie et la littérature.
Devant ce colossal travail et cette brillante et approfondie réflexion, je m'incline.
« Le seul lieu auquel j'appartiens, c'est l'espace du livre que j'écris. Un lieu fictif que je reconstruis. »
Nicole Krauss

Une critique à laquelle je m'identifie pleinement
Une rencontre avec Nicole Krauss, à écouter absolument. Elle nous parle du processus d'écriture, entre autres
Vous pouvez aussi lire cette entrevue dans les Inrockuptibles

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Tinariwen, Tassili (V2, 2011). Tinariwen sera en tournée nord-américaine en novembre, et ce sera Sophie Hunger qui fera ses premières parties ! Surveillez les dates ici

02 août 2011

Into the Wild

Into the Wild, Jon Krakauer, Anchor Books, 1996 (lu en anglais)

Un an après en avoir débuté la lecture, j'ai enfin achevé Into the Wild de Jon Krakauer. Non pas que ce livre soit inintéressant, mais l'aspect aventure qu'il instaure en fait un objet de route, que j'emmenais dans mes différents périples et que je rangeais à mon retour à la maison...
Mon plus récent voyage, dans la sauvage Nouvelle-Écosse, m'a replongée dans ce Wilderness typiquement nord-américain.


The solitude and total freedom of the wilderness created a perfect setting for either melancholy or exultation.
Roderick Nash, Wilderness and the American Mind
Cette nature sauvage a attiré et continue d'attirer de nombreux jeunes, surtout des hommes, sur les routes du globe, à la recherche d'un monde meilleur, et d'une façon de vivre différente. Attirance typiquement occidentale, pour le retour à une vie plus proche de la nature, plus proche de ce que l'on est réellement.

Christopher McCandless est l'un de ces jeunes hommes.
En 1992, Jon Krakauer, alors journaliste pour le Outside Magazine, est chargé d'écrire un article sur la mort d'un jeune du nom de Christopher Johnson McCandless, dont le corps décharné vient d'être retrouvé en Alaska.
Fasciné par cette histoire, hanté par le jeune homme, le journaliste tente de comprendre ce qui a pu conduire ce jeune à finir sa vie de cette façon. Dans une enquête très poussée, Jon Krakauer dresse le portrait d'un jeune éduqué, intelligent et sensible, issu d'une famille plutôt stable malgré certains mensonges découverts par Christopher qui l'opposeront à son père. Refusant la vie qui lui est offerte, Christopher décide de quitter cette société qui ne lui convient plus, il souhaite se couper du monde matériel et de son entourage, pour tenter une expérience solitaire qui le mènera au bout de lui-même.
Dans son journal, Christopher McCandless, qui s'est rebaptisé Alexander Supertramp, ne parle pas de suicide, ni de volonté de passer toute sa vie dans la nature sauvage.
Il envisage plutôt un retour à la société, après une expérience de quatre mois qui lui permettrait de vivre un rêve qui l'habite depuis qu'il est tout petit.
Influencé par de nombreuses lectures, qui l'accompagnent durant ses différents voyages, antérieurs à son voyage final en Alaska, tels les écrits de Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les bois), McCandless semble tout de même avoir la tête sur les épaules, malgré un tempérament fougueux et imprévisible.
Bien sûr, le jeune homme possède ses contradictions, et sa naïveté étonne parfois. Comment penser par exemple qu'après avoir tué un orignal, on peut le conserver plusieurs jours en le fumant comme le faisaient les Indiens d'Amérique ? Et cela, sans l'avoir pratiqué avant ? Sa candeur et son comportement parfois mutique et déconnecté suggèrent  des troubles mentaux. Son dédoublement de personnalité dans ses écrits pourrait renforcer cette impression. Mais d'après l'auteur, il n'en est rien, ou, en tout cas, il n'y a pas assez d'éléments pour confirmer cette thèse.
Durant son enquête, Jon Krakauer a interviewé de nombreuses personnes ayant côtoyé le jeune homme, de sa sœur (de qui il était très proche), à ses amis du secondaire, en passant par des voyageurs, qu'il a croisés durant ses pérégrinations. En effet, Christopher McCandless, avant d'aboutir en Alaska, a erré durant plusieurs mois à travers l'Amérique, travaillant même un bon bout dans une ferme du Dakota du Sud, à Carthage, où il s'est fait un bon ami (Wayne Westerberg). Toutes ces personnes parlent d'un être qui les a beaucoup marquées, quelqu'un semblant dégager beaucoup d'amour et de bonté. Ces individus semblent avoir été si touchés par Christopher McCandless que notre questionnement et notre incompréhension face à sa mort sont encore plus grands.

L'histoire de Christopher McCandless a été popularisée en 2007 par le film de Sean Penn, très fidèle au livre de Jon Krakauer. Les deux hommes prennent le parti de McCandless, idéalisant en quelque sorte ses actes.
Il est vrai qu'en voyant le film, sublimé par la musique d'Eddie Vedder et les magnifiques images, les  émotions sont fortes, et tristesse et incompréhension se mélangent.
Peu de gens ont "critiqué" les actes de McCandless (d'après un sondage très personnel dans mon entourage !). Il m'est arrivé cependant d'en discuter avec des amis l'année dernière, alors que j'étais dans l'Ouest Canadien, et ceux-ci mettaient en lumière l'irresponsabilité de McCandless. À plus large échelle, la discussion en est venue à critiquer l'émoi et l'admiration de la population en général pour le destin de ces jeunes hommes.
Qu'est-ce qui nous fascine dans ces histoires ? Est-ce le courage de ces personnes, qui quittent souvent tout ce qu'elles ont, et suivent leur instinct ? Qu'est-ce qui motive ces jeunes personnes ? Mourir de faim dans la forêt fréquentée par les ours et les coyotes n'est pas franchement attirant...
Est-ce notre désir totalement refoulé par les sociétés occidentales de nous rapprocher de la nature, de notre état primaire, sauvage, complètement perverti par les technologies et la modernité ?

Ce qui est certain, c'est que ces histoires nous secouent quand on en entend parler, en positif ou en négatif. Loin d'être un modèle à suivre, le cas de Christopher McCandless est emblématique d'une génération post-hippie et ressemble à un négatif des Beatniks des années 50/60, "génération perdue" qui parcourait les routes américaines, mais dans le but inverse de se regrouper et de créer de façon « vigoureuse et libertaire ».
Ces deux groupes de personnes, aventuriers des temps modernes, ont toutefois le même objectif, même si les moyens employés pour y arriver diffèrent : trouver un mode de vie idéal et nouveau.

Alors suicide, malchance, inconscience, bêtise ? Le livre n'apporte pas une réponse définitive à la mort de Christopher McCandless, mais permet de réfléchir à ce qui peut amener un homme de 24 ans à se perdre dans le bois, loin de tout, et à y mourir, d'empoisonnement ou de malnutrition (la cause exacte du décès de McCandless n'est pas claire elle non plus : il avait consommé des baies moisies devenues toxiques, mais il était également si décharné que la mort de faim semblait plus probable).

L'ouvrage, agrémenté de nombreux extraits de textes de Thoreau, de Paul Shepard, Jack London, Estwick Evans, Roderick Nash, Mark Twain, et beaucoup d'autres, tous des aventuriers, environnementalistes, explorateurs, expérimentateurs de la nature sauvage, nous pousse à réfléchir au sens que nous souhaitons donner à nos vies. Il offre une réflexion philosophique sur le rapport que nous avons avec la nature, aux autres, à la société.
On en ressort enrichi, habité à la fois par ces paysages magnifiques et ces choix de vie qui nous paraissent si simples, mais qui peuvent aussi s'avérer fatals.

Un site consacré à Christopher McCandless

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Eddie Vedder, Into the Wild (J Records, 2007)