03 septembre 2007

Parlons enfin de Kevin...

Il faut qu'on parle de Kevin, de Lionel Shriver, Éditions Belfond, 2006, 486 pages (traduit de l'américain par Françoise Cartano).

Ainsi, j'ai pris tout ce temps pour revenir ici vous parler de Kevin. C'est que Kevin a hanté mes nuits, m'a bousculée chaque jour, m'a forcée à réfléchir à des sujets difficiles, dramatiques. Tout a commencé lors d'un souper avec des amies. Nous cherchions le nom «de ce roman "politically incorrect" - paraît-il - sur le non-amour d'une mère pour son fils. Ça s'appelle... quelque chose avec Victor... "Ne parlons pas de Victor" ? "Il s'appelait Victor" ? ».

Puis mon anniversaire est arrivé et Kevin a supplanté Victor, le livre tant recherché m'a été offert par cette amie qui en avait parlé la première.

K.K., Kevin Katchadourian, fils d'Eva et Franklin, couple amoureux, qui réfléchit long
uement avant d'avoir un premier enfant. Kevin, qui aurait aussi bien pu s'appeler Eric (Harris) ou Dylan (Klebold), ou plus proche de nous, Kimveer, commet la veille de ses 16 ans une tuerie dans son école, assassinant froidement 7 de ses camarades, un employé de la cafétéria et un professeur, dans une mise en scène minutieusement préparée et calculée. Eva, sa mère, relate dans les lettres magnifiquement écrites qui composent le roman - lettres adressées au père de Kevin dont elle est séparée - toute la montée de cette tragédie. Pourquoi Kevin semble-t-il aussi machiavélique et redoutable ? D'où vient ce mal qu'il porte en lui ?

On assiste à une remise en question profonde d'Eva, qui rend visite à son fils en prison tous les 15 jours.
On est témoin de sa déchéance, professionnelle, personnelle, sociale, familiale. Avec elle, on se pose cette question tout au long du livre : « Pourquoi ?». Avec elle, on assiste à la finale avec horreur, on atteint le paroxysme de la douleur et du bouleversement. Alors, le livre ne répond pas à l'éternelle question du pourquoi. L'auteure, interrogée à ce sujet, explique :
« la non-signifiance est une catégorie frustrante qui rend les gens fous. Tout le monde cherche des raisons. Mais parfois il n'y en a pas». Mais l'ouvrage pose de nombreuses questions, ouvre des pistes sur les raisons qui nous poussent à avoir des enfants, sur leur éducation, sur le jugement - souvent hâtif - de la société. À ce sujet, l'auteure s'exprime de façon très juste : « On essaie encore de s'expliquer les raisons du tueur alors qu'une femme qui n'aime pas son enfant subit l'opprobre général. Elle est jugée d'avance alors que le meurtrier, lui, aura droit à un procès».
Eva ne nous cache aucune de ses émotions, de la plus pure à la plus malsaine (comme suspecter son fils de méchanceté pure) jusqu'au massacre final. On pourrait s'attendre à lire le récit d'un enfant maltraité par sa mère, mais il n'en est rien, Eva tentant de faire son possible pour "réussir" l'éducation de son enfant et lui donner l'amour dont il a besoin, même si Kevin développe un rapport haineux avec sa mère. Un vrai petit monstre.

Au sujet du succès de son livre malgré la gravité de ses sujets, l'auteur pense que
«les femmes sont fatiguées que la maternité soit dépeinte comme une suite de moments nourrissants et merveilleux. C'est difficile et frustrant d'élever des enfants. La pression sur la relation amoureuse est énorme et ne rapproche pas nécessairement les conjoints. Mais on ne lit ces choses là nulle part.»
C'est ce qui explique aussi pour elle le succès que le livre a remporté auprès des groupes féministes, même si Lionel Shriver «ne veut pas être poussée dans une position politique». Elle rajoute :
« Je ne suis pas une experte en maternité. Je suis une écrivaine de fiction. Les gens oublient volontiers que j'ai inventé cette histoire. Je suis persuasive et c'est une histoire convaincante. Ce que les gens font de mon roman ne m'appartient pas».
Suite à l'écriture de ce roman, l'auteur a su qu'elle n'aurait jamais d'enfants. Elle
précise que la maternité «n'est pas pour [elle] et qu'[elle] a probablement pris la bonne décision» (mais on ne peut jamais être sûr).

Il faut qu'on parle de Kevin est le roman le plus abouti que j'ai lu depuis longtemps, aussi bien au niveau de l'écriture (un peu lourde au début, tellement riche par la suite), de la construction narrative, de l'évolution du drame, que des réflexions qu'il apporte. Longtemps après l'avoir lu, il est encore présent en moi, bouleversant, traumatisant, brûlant.


Née à Caroline du Nord en 1957, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après six romans qui ont connu une publication confidentielle aux États-Unis, elle entreprend l’écriture d’un récit inspiré de la tuerie de Columbine. Il faut qu’on parle de Kevin a obtenu un éclatant succès de par le monde et a remporté l’Orange Prize en 2005.
Lionel Shriver vit à Londres avec son mari, jazzman renommé.

Quelques articles (journaux et blogs) :
Tu seras un monstre mon fils, Le Figaro
Une mère, un fils et une tuerie, La Presse
Un avis moins enthousiaste, le journal d'une lectrice, Papillon

*Les propos de l'auteur cités ci-dessus proviennent d'une entrevue du journal Châtelaine, du numéro de mai 2007

En écrivant ceci, j'écoute cela : Amy Winehouse, Back to Black (Universal Island Records, 2006)

2 commentaires:

MalloryPark a dit...

Je crois que tu viens de me convaincre de mon prochain choix pour mon achat à Québec Loisirs. Je l'avais déjà sélectionné mais finalement j'avais opté pour Le vide de Patrick Senécal.

dasola a dit...

Bonjour, je n'ai pas encore lu le roman mais j'ai vu l'adaptation ciné qui m'avait beaucoup plu. Ce n'est pas un sujet facile, il est d'autant plus passionnant. Bonne après-midi.