11 avril 2021

L'hôtel de verre

Le nouveau roman d'Emily St. John Mandel nous habite longtemps après avoir l'avoir refermé. C'est qu'au-delà des personnages intrigants et de l'histoire haletante, il pose de nombreuses questions qui nous poursuivent.
Emily St. John Mandel est une autrice canadienne originaire de la Colombie-Britannique. Elle a passé quelques temps à Toronto et Montréal pour finalement s'installer à Brooklyn avec sa famille. Son enfance sur l'île Denman, au large de l'Île de Vancouver lui a certainement inspiré l'atmosphère de l'Île Caiette, où se trouve l'hôtel de verre du titre de son roman. Le fait est que tous les lieux représentés dans L'hôtel de verre existent comme des personnages à part entière. 
Le personnage central de l'histoire, une jeune femme prénommée Vincent., connaît une adolescence rendue difficile notamment par la perte de sa mère. Elle devient barmaid à l'hôtel de l'Île Caiette. Son demi-frère, Paul, compositeur toxicomane et menteur qui a fui Toronto pour une sordide affaire de drogue, travaille aussi à cet hôtel comme concierge de nuit. Un soir, le riche propriétaire de l'hôtel, Jonathan Alkaitis, arrive sur les lieux pour passer la semaine. Il rencontre Vincent et lui fait une proposition dont on ne connaît pas la teneur à ce moment-là. Celle-ci démissionne. Elipse... On la retrouve au bras de Jonathan Alkaitis qui la présente comme son épouse. Les deux vivent une vie de luxe grâce à l'activité financière de Jonathan, qui est tout sauf légale.
Emily St. John Mandel s'est inspirée de l'affaire Madoff pour bâtir son personnage de Jonathan Alkaitis. Madoff, arrêté en décembre 2008, a construit une immense arnaque de type Pyramide de Ponzi, prenant l'argent de ses nouveaux investisseurs pour payer les anciens. Jusqu'à ce que la crise de 2008 fasse éclater son escroquerie. Il a été condamné à 150 ans de prison. On peut aussi penser, plus près de chez nous encore, à Vincent Lacroix ou Earl Jones.
Le tour de force de l'autrice : rendre cet aspect du roman passionnant, en semant des questionnements tels que « Est-il possible de savoir quelque chose et en même temps, de ne pas le savoir? »
Tout le roman - non linéaire - est bâti sur ces choix que nous faisons, qui impliquent que nous ne vivrons pas autre chose : l'autrice appelle ces vies que nous ne vivons pas les « contrevies ». La multitude des personnages - les nombreux investisseurs, les collaborateurs d'Altaikis, Vincent, son demi-frère Paul - et des points de vue, les remontées dans le temps et les retours vers le futur, loin de nous perdre, construisent un récit vibrant. L'autrice nous offre les points de vues de plusieurs des investisseurs floués d'Altaikis, qui perdent toutes leurs économies, tous leurs rêves et parfois toute leur vie. Sans en dévoiler trop, chacun réagira à sa façon à cet événement, y compris Vincent, que l'on retrouve alors dans une nouvelle vie surprenante, et son demi-frère Paul, qui devient ce qu'il n'aurait jamais penser devenir.

L'idée de contrevie - fascinante - rappelle un peu le roman L'anomalie, dont j'ai parlé récemment, l'idée d'avoir un double, l'idée de vivre la vie d'un autre. Philip Roth a également développé ce thème dans son roman La contrevie. La contrevie est le terrain de jeu de l'écrivain, finalement, et à ce jeu, Emily St. John Mandel excelle en se servant de ces contrevies pour développer un aspect plus irréel, fantomatique à son roman. En résulte une œuvre chorale (certains ont même parlé de chœur grec pour certains chapitres), dans lequel les voix se répondent, s'enchaînent, même les voix de ceux qui ne sont plus là...

Emily St. John Mandel a écrit plusieurs autres romans et notamment Station Eleven, un roman d'anticipation qui a obtenu plusieurs prix et nominations et que je me fais un devoir de lire prochainement.

Complément : Les autres vies d'Emily St. John Mandel, à propos de l'idée de contrevie.

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L'hôtel de verre, d'Emily St. John Mandel, Alto, 2021, 386 pages, traduit par Gérard de Chergé


Humeur musicale : Feu! Chatterton, Palais d'argile (Barclay, 2021)