12 février 2015

Le chardonneret


Le chardonneret, de Donna Tartt, Éditions Plon, Collection Feux Croisés, traduit de l'anglais (The Goldfinch) par Edith Soonckindt, 2013, 787 pages

Prix Pulitzer 2013, catégorie fiction

Fil rouge de ce roman-fleuve, Le chardonneret, petit tableau du peintre flamand Carel Fabritius, élève de Rembrandt, habite cette fiction digne des plus grands romans initiatiques. Peuplée de personnages forts, Theodore Decker et Boris en tête, il nous guide en quelque sorte dans la quête de Theo, que nous suivons durant 14 années, de New York à Amsterdam en passant par Las Vegas.
Nous avons tous une "année charnière" dans notre vie, une année où nous grandissons subitement, où nous vivons un événement plus grand que nature, qui nous fait changer, nous fait avancer différemment. Theodore, ou Theo, vit ce moment à l’âge de 13 ans, lorsqu’il perd sa mère subitement dans un attentat alors qu'ils visitent un musée à New York. Dans cette exposition sur les maîtres flamands, Le chardonneret, de Carel Fabritius, « le tableau le plus extraordinaire de toute l'exposition », selon la mère de Theo. « Fabritius y dévoile quelque chose qu'il a découvert seul et qu'aucun peintre au monde ne savait avant lui pas même Rembrandt » (p.35). Pris d'un sentiment d'urgence, encouragé par un vieil homme blessé par l'attentat, il subtilise le tableau. Celui-ci l'accompagnera alors, tantôt fardeau et tantôt objet rassurant et nostalgique. Suite au drame, Theo est balloté entre la riche famille Barbour et son père qui réapparaît tout à coup, peut-être appâté par l’héritage de son fils, et qui l’emmène à Las Vegas. Malheureux dans cet univers factice, temporaire et superficiel (les «vrais» habitants de Las Vegas – dans ce livre – vivent dans des résidences en plein désert, loin de tout et souvent pour des périodes déterminées par des contrats de travail instables), délaissé, mal aimé, sombrant dans alcool et drogues très jeune avec son nouvel ami Boris, Theo s’enfuira de nouveau à New York pour retrouver Hobie, auquel il est lié par le drame qu’il a vécu à 13 ans. Fragile psychologiquement, en possession de son trésor qui le raccroche à sa mère, à cet instant charnière, à l'amour, le seul, le vrai, et à la vie, il deviendra au fil des années l'associé d'Hobie dans son magasin d'antiquités. Et donc en lien permanent avec l'art, qui le sauve en quelque sorte du drame qui le hante toujours.

La première partie new-yorkaise, déchirante, décrit la souffrance, la perte, le deuil d’un jeune garçon. On se rapproche alors de Dickens et son Oliver Twist et aussi de L’attrape-cœurs de Salinger pour les déambulations new-yorkaises d'Holden Caulfield, la solitude, la déprime et le malheur qui semblent interminables.
 
La partie située à Las Vegas, dans la même veine, offre peu de répit. Nous voyons Theo sombrer dans une sorte de déchéance, sur les pas de son père alcoolique et accompagné par son nouvel ami d’origine russe Boris, qui, s’il n’en est pas moins un véritable ami (et presque le seul vrai ami que Theo aura) demeure une sombre influence pour lui. De plus, la bouillonnante "grosse pomme" s'oppose à l'ennuyante Las Vegas, cela n'aide pas. Choc des cultures : l'Amérique est vaste.
C'est encore un drame familial qui fait rentrer Theo à New York. Sa vie semble quelque peu se stabiliser dans cette troisième partie, même si elle dévoile davantage son apathie et son côté sombre, traits de caractère accentués par sa quête des paradis articificiels. Sa torpeur apparaît insurmontable et se transmet au lecteur qui se demande quand ce jeune homme sera enfin heureux. Theo subit son destin et le seul élément lui permettant de sortir réellement de lui-même demeure ce tableau.
À la page 563 de la version française, nous assistons à un retournement de situation qui nous laisse sur le carreau. Cela paraît un peu tiré par les cheveux, mais nous n’en sommes pas à une invraisemblance près dans ces quelques 786 pages, qui s'étirent quelque peu sur la fin et qui auraient sûrement pu être resserrées un peu. La finale "amsterdamienne", notamment, affûte la patience du lecteur, ou l'exaspère, au choix.

J’avoue que cette partie m’a un peu perdue pendant quelques chapitres. Le changement de style, passant tout à coup, sous la gouverne de Boris, du roman initiatique au polar est cependant négocié avec brio et nous tient – finalement – haletants jusqu’au dénouement (mais alors, on a hâte d'y arriver!).
La traduction de ce livre, souvent louangée, m’a une fois de plus laissée perplexe, non pas à cause des quelques coquilles qui me semblent inévitables et pardonnables, mais à cause de l’aspect franco-français insupportable pour un roman américain. Theo ne va pas à l’école secondaire mais au «lycée» et il s’exprime parfois d’une drôle de manière pour un petit américain. Pour éviter ces frustrations, je vous conseille donc la lecture de cet excellent roman, véritable page-turner (tiens, pour employer un vrai mot anglais difficile à traduire), en anglais, si vous en êtes capable. Sinon, ce n’est quand même pas si mal, et de toute façon, je ne suis pas assez spécialiste et j’ai bien trop de respect pour les traducteurs pour en juger ou critiquer.

Ce qui est sûr, c’est que l'on n'envisage plus du même œil les tableaux des expositions d’art que nous souhaitons visiter dans le futur et que ce joli petit chardonneret, que l’on peut admirer à La Haye (Pays-Bas) au musée Mauritshuis a inspiré un beau et ambitieux troisième roman à Donna Tartt, que l’on peut découvrir également en lisant ses deux premiers livres Le maître des illusions (The Secret History) et Le petit copain (The Little Friend). 
On sent cette auteure imprégnée par son sujet et peut-être s'est-elle laissée elle aussi séduire par le tableau de Fabritius. 
Car « si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu'à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas "Oh, j'adore cette œuvre parce qu'elle est universelle", "j'adore cette œuvre parce qu'elle parle à toute l'humanité". Ce n'est pas la raison qui fait aimer une œuvre d'art. C'est plutôt un chuchotement secret provenant d'une ruelle. Psst, toi. Hé gamin. Oui toi. [...] Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j'en vois un autre, le livre d'art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu'un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera pas en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l'esprit et le cœur sous toutes sortes d'angles différents, selon des modes uniques et particuliers. À toi, à toi. J'ai été peint pour toi. » (p. 773)


Lætitia Le Clech