30 mai 2025

Le roi méduse

Brecht Evens nous avait déjà éblouis avec ses précédents albums, tels que Panthère, ou Les rigoles, tous publiés chez Actes Sud BD. Sa technique graphique unique, combinant la gouache, l'aquarelle, l'encre, la lithographie, en même temps que le soin qu'il met dans les couleurs font que son œuvre est parfaitement reconnaissable : il a véritablement créé son propre style, reconnaissable entre tous. L'hétérogénéité de ses techniques n'en font pas moins une œuvre très cohérente.
Dans Le roi méduse, Arthur est un petit garçon élevé par son père, autoritaire mais affectueux, que l'on verra sombrer dans la paranoïa, entraînant son fils avec lui. Celui-ci continue d'aller à l'école, en se comportant d'étrange façon avec ses camarades, jusqu'à en blesser un gravement. À partir de ce moment-là, les institutions s'alarment, en même temps que le père d'Arthur disparaît.
Le tome 2 du Roi méduse, dont la date de parution n'est pas encore déterminée, nous permettra de connaître le dénouement de cette histoire, sur laquelle Brecht Evens a travaillé plus de 5 ans.

« [T]out est contrasté dans ce premier tome du Roi Méduse, tout change de lumière et de dimension en fonction que l'on se trouve plus ou moins embarqués dans la logique folle de ce père étrange, et c'est surtout abasourdissant de beauté. » (extrait d'une entrevue réalisée sur France Culture pour l'émission Le Book Club)


Cette vidéo nous donne un aperçu du travail de Brecht Evens pour son album Le roi méduse.

Le roi méduse, Brecht Evens, Actes Sud BD 2025


29 mai 2025

Les Julys


Œuvre d'une grande poésie et très aboutie graphiquement,  faite de hachures en noir et blanc, Les Julys nous permet de rencontrer ces petits êtres invisibles, qui se promènent dans la nature au mois de juillet seulement. Le point de vue change ensuite pour se focaliser sur un père et son fils, par une habile transition rendue possible grâce à l'une de ces "Julys", qui cherche son autonomie. L'auteur utilise la fiction et l'omniscience que lui confère son super pouvoir, pour aborder la paternité et faire son bilan d'adulte. Il met en scène des discussions à haute teneur philosophique entre son fils et lui.

La BD se présente dans un très bel écrin vert, sobre et soigné. Le dessin, minutieux, détaillé, impressionnant de beauté, nous perd parfois dans les méandres de la forêt qu'il dépeint. Les dialogues sont parfois un peu difficiles à lire, car écrits très petits.
Cette BD visuellement magnifique, plaira à ceux qui aiment les récits poétiques dans lequel il y a peu d'action, mais en même temps, où une petite phrase nous fera réfléchir pendant longtemps. Les Julys sont un prétexte pour nous entraîner dans l'esprit et la réflexion de leur créateur.

Les Julys, Nylso, Misma éditions, 2024

Mon frère

Michaël raconte son frère disparu, la vie difficile dans le Park, un ghetto de la banlieue de Toronto, où vivent de nombreuses communautés caribéennes. Michaël et son frère Francis habitent avec leur mère Ruth, qui se tue à l'ouvrage pour échapper à la misère et offrir un avenir à ses fils. Arrivée de Trinidad, abandonnée par son mari, ombre lâche qui plane sur ce récit, Ruth est le fil conducteur de cette histoire, celle qui tente d'empêcher le drame, celle qui encaisse les coups sans rien dire, celle par qui la guérison arrivera.
David Chariandy parvient dans ce court roman émouvant à nous faire comprendre la lutte des deux frères pour s'imposer dans une société où tout sera plus difficile pour eux à cause de la couleur de leur peau. Il ne fait pas que décrire des situations : son style d'une grande sensibilité nous fait ressentir les personnages, leur anxiété, leurs peurs, leur désir de réussir, de se démarquer, de rendre leur mère fière.
Sa plume splendide nous montre aussi que lorsque le lien se crée - entre le narrateur et Aisha, la voisine qui réapparaît 10 ans après le drame, entre les deux frères, entre la mère et son fils, entre les jeunes de la communauté - quelque chose comme une chaleur douce et lumineuse peut apparaître, malgré le drame.
La musique tient une place importante dans cette histoire (le livre est paru sous le titre 33 tours, en Europe), comme liant entre les êtres et entre les générations. C'est un cliché, mais elle est là pour adoucir la rudesse de cette histoire.
Un auteur canadien très peu connu au Québec. Merci aux Éditions Héliotrope de nous le mettre entre les mains.

Mon frère, David Chariandy, Éditions Héliotrope, 2025 (réédition)

Voyage vers une fusée


Premier roman de l’une des fondatrices du festival de films féministes de Montréal, les Filministes, Voyage vers une fusée est un récit fictionnel qui penche vers l’essai, le tout écrit par une plume agile et poétique. On suit une jeune femme qui décide de prendre la route, seule, vers le sud, direction Cap Canaveral en Floride, pour assister au décollage d’une fusée. Ce voyage, vieux rêve que son père et elle partageaient, mais que la mort a révoqué, est un prétexte pour dérouler dans une langue riche et solide le parcours de multiples femmes : aventurières silenciées par l’Histoire, épouses d’aventuriers reléguées aux cuisines et aux couches de leurs enfants, empêchées d’être, et, dans la sphère plus intime, mère, grand-mère et arrière-grand-mère de la narratrice. La plupart des noms que l’autrice nous fait découvrir nous sont totalement inconnus. On prend la pleine mesure de la non-représentativité des femmes dans de trop nombreuses sphères de la société. Particulièrement les domaines qui ont traditionnellement été réservés aux hommes dans la pensée collective. Ces femmes ont tellement été niées, que nous n’y étions pas toujours sensibles et nous n’y réfléchissions pas vraiment. Et c’est ce que fait ce livre passionnant : nous faire réfléchir, nous transformer, nous éclairer un peu. Le récit n’est pas exempt de contradictions et c’est aussi ce qui en fait sa richesse. L’autrice ne les efface pas, au contraire, elle les « habite », ses contradictions (écologiques, coloniales, etc.), tel que préconisé par la philosophe Donna Haraway (Vivre avec le trouble), « il importe de résister au piège de la résolution, qui gomme des expériences pour parvenir à une solution lisse qui englobe les particularités. Plutôt, il faut placer côte à côte des existences, des désirs et des récits qui se contredisent et se corroborent, entrelacer les vécus pour faire apparaître une histoire qui prend en compte les singularités, les postures intimes » (p.28). Voyage vers une fusée décrit aussi une Amérique où la pauvreté a laissé et laisse plus que jamais des traces. Les rencontres avec plusieurs personnages bien dessinés sont marquantes. On pense parfois au film Nomadland, de Chloé Zhao.
L’autrice a élaboré à la fin du livre la liste de toutes celles (et quelques ceux) qui l’ont inspirée. Pour aller plus loin.
Un très grand coup de cœur!

Voyage vers une fusée, Soline Asselin, Éditions Marchand de feuilles, 2024