16 juin 2025

Les mauvais jours finiront : Hommage aux indésirables

Prof de littérature au collégial, Samuel Mercier puise dans ses connaissances, ses intérêts et ses préoccupations pour nourrir ces chroniques, préalablement publiée dans son infolettre Des nouvelles du Père Duchesne (personnage type représentant le peuple). Publié chez Lux en 2024, son recueil Les mauvais jours finiront : hommage aux indésirables présente une vingtaine de textes réflexifs, parfois allégoriques. Pour l'auteur, « Seule l'histoire qui vient d'en bas est en mesure de créer du commun ». Chacun de ses textes part d'un élément de son quotidien ou de l'actualité : ses voyages de pêche dans le Nord, la boxe, les oiseaux (l'une de ses passions) pour ensuite les dérouter de manière habile et littéraire vers les dynamiques produites par ces éléments et les mettre en relation avec la société qui les produit. Il aborde ainsi des sujets brûlants tels que la culture de l'annulation, la pauvreté, la gestion de la crise de la COVID... Son expérience dans un CHSLD - il s'est engagé rapidement après l'appel du gouvernement à « Je contribue » - l'a bouleversé et a généré chez lui une grande réflexion sur notre société. Son objectif avec son essai est de revenir vers les communs : ce qui nous unit, ce qui nous lie, les espaces que l'on partage, mais aussi la culture commune (Samuel Mercier est un spécialiste de l'histoire culturelle).
L'auteur reste résolument optimiste et évite le cynisme. Son ton reste critique avec quelques pointes d'ironie à plusieurs reprises. Pour lui, « [q]u'on l'appelle Dieu, le Progrès ou la Providence, l'espoir est le seul véritable geste révolutionnaire quand tout autour est au cynisme et à la débandade. »
Un essai vivifiant, qui nous rend plus intelligent.

Les mauvais jours finiront : Hommage aux indésirables, Samuel Mercier, Lux éditeur, 2024, 197 pages.

11 juin 2025

Sa majesté des mouches

Un groupe d'écoliers survivants d'un écrasement d'avion doivent s'organiser pour survivre sur une île déserte et inconnue. La prémisse de départ du roman de William Golding prend une tournure dramatique lorsque les jeunes garçons, qui tentent de créer une petite société basée sur un modèle connu, s'opposent dans leurs façons de voir les choses et dans les décisions qu'ils souhaitent prendre. Deux groupes se forment spontanément. Leur dissension prendra une tournure violente et dramatique.
Cette histoire, écrite et publiée dans les années 50 (1956 pour la traduction française), de nombreuses personnes la connaissent. Je dois avouer que je n'ai jamais lu ce roman. La magnifique BD d'Aimée de Jongh me donne envie de le découvrir !
Par cette histoire, l'auteur aborde l'impossibilité pour un groupe, une société, de s'organiser pacifiquement. Il démontre que les jeux de pouvoir prennent presque toujours le dessus, et cela, même dans un groupe d'enfants. Ces jeux de pouvoir deviennent abus de pouvoir, jusqu'à la violence. Très pessimiste et parfois horrifique, cette histoire ne laisse personne indifférent, car elle est toujours d'actualité. Elle remet en cause les systèmes politiques, qui forgent les individus, elle remet en question la loi et la justice, ici bafouée, et elle nous questionne sur ce qui pousse les êtres humains à se faire la guerre. Les enfants reproduisent sans retenue ce qu'ils ont pu observer dans la société. N'oublions pas que le roman a été écrit peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. Les stigmates et l'horreur de ce conflit sont bien ancrés dans cette histoire.

Aimée de Jongh, autrice de bd néerlandaise, née en 1988, a déjà plusieurs albums de grande qualité à son actif, tels que Jours de sable, superbe bd publiée en 2021 qui raconte les tempêtes de sable dans l'Oklahoma des années 30. 
Elle s'est plongée dans le classique de William Golding avec beaucoup de talent. Ses choix de couleurs, son style graphique, ses choix narratifs (elle a extrait des phrases de l'édition originale du roman) nous portent durant les 339 pages de cet album. Les aspects fantastiques se glissent subtilement et progressivement dans l'histoire. La violence arrive elle aussi progressivement et n'est parfois que suggérée.
Aimée de Jongh avait tenté une adaptation de Sa majesté des mouches il y a plus de 10 ans, mais les ayants droits avaient refusé. Finalement, c'est eux qui l'ont recontactée pour qu'elle réalise cette adaptation. Peut-être attendaient-ils qu'elle ait publié quelques albums ! Toujours est-il que l'autrice, pour qui ce roman a une grande importance, a pu mûrir son projet pendant plusieurs années. Est-ce cette maturation et cette approche extrêmement respectueuse de l'œuvre originale qui donne un si beau résultat ?

Sa majesté des mouches, Aimée de Jongh, Éditions Dargaud, 2024, 339 pages.

10 juin 2025

Silence sur le quai

Ce « plaidoyer pour le train et pour le maintien des petites lignes qui désenclavent les territoires ruraux » (Planète BD) enquête sur l'abandon de la ligne de train Béziers-Neussargues, en France, qui a pourtant un potentiel touristique et dessert une région éloignée. L'auteur, en convoquant ses souvenirs d'enfance, démontre tout le potentiel des petites lignes ferroviaires de France. Celles-ci rejoignent les petites communautés rurales ou montagnardes, la plupart très enclavées ou isolées. La rentabilité économique et la vitesse ont longtemps primé dans le développement des transports collectifs, au détriment, selon l'auteur, de l'idée même de service public.
Certaines de ces petites lignes ont ou auraient par ailleurs un potentiel touristique intéressant, qui mériterait d'être développé davantage. La France s'est beaucoup construite grâce à ce réseau ferroviaire, cette toile qui a permis de relier de nombreuses villes entre elles. Ce patrimoine n'est pas à négliger. Silence sur le quai peut alors devenir une lecture plus universelle, qui illustre par ses dessins simples l'abandon d'un monde, d'une époque où l'on prenait plus son temps. Sans être passéiste ou réactionnaire, l'auteur prône une cohabitation entre ces différents moyens de transport. Il regrette que l'aspect social ne soit plus tellement considéré dans les différents choix politiques en lien avec le transport collectif. Sa rencontre avec Claude Gayssot, qui a été ministre (communiste) des transports, est assez éclairante sur le sujet.
D'un point de vue écologique, les trains régionaux qui nous sont présentés dans cette bande dessinée permettent de traverser le territoire comme on ne le fait jamais. Les différents paysages se succèdent. L'épidémie de COVID a incité de nombreuses personnes à se rapprocher de la nature, à quitter la ville, à retrouver le goût du silence : la réouverture de ces petites lignes de train serait donc tout à fait propice. Reste à voir si la conjoncture économique le permettra : nous pouvons en douter, mais nous pouvons espérer. En ayant une vision sur le long terme, réévaluer la pertinence de ces moyens de transport peut s'avérer nécessaire.

Silence sur le quai illustre en tout cas très bien l'évolution des transports, les choix politiques d'une époque, le regard sur le territoire que porte un pays, la France. La réalité est bien différente au Canada, mais connaître ce qui se fait ailleurs nous enrichit toujours.

Silence sur le quai, Elliot Royer et Alain Bujak, Éditions Futuropolis, 2024, 95 pages.

09 juin 2025

Entends-tu ? Un essai sur le silence

En se documentant pour créer le personnage de son nouveau roman, l'auteur, traducteur et réviseur Vincent Fortier a découvert que le sujet du silence - et ses corollaires l'écoute, le bruit et la parole - semblaient inépuisables. Il a décidé d'en faire un essai. Nourri par une cinquantaine de sources, toutes référencées à la fin de l'essai, Vincent Fortier aborde le thème du silence sous de nombreux aspects : il en dessine les contours en tentant de définir ce qu'est le silence et ce qu'il n'est pas. Il oppose des concepts tels que silence et solitude, montre ce que le silence peut nous apporter, ce qu'il nous retire. Il aborde l'aspect politique du silence, en évoquant ce que le silence permet parfois de cacher, volontairement ou pas. Des groupes marginalisés qui sont silenciés par les groupes majoritaires aux personnes, qui, volontairement, se nient par peur ou par honte.
Il explore également les différences culturelles vis à vis du silence, qui n'est pas abordé de la même façon selon les pays ou les cultures. 
C'est un essai foisonnant qu'il nous propose, étourdissant, presque, et qui donne réellement envie de se plonger dans les références qu'il mentionne, d'Audrey Lorde à Édouard Louis, en passant par bell hooks ou Thich Nhat Hanh.
Réjouissant pour le cœur et l'esprit.

Entends-tu ? Un essai sur le silence, Del Busso éditeur, 2024, 168 pages.

08 juin 2025

Les Pizzlys

Je n'étais pas certaine d'être séduite par le dessin de Jérémie Moreau dans cet album imposant, publié en 2022 aux Éditions Delcourt. Et pourtant, il n'a fallu que quelques pages pour que je sois emportée par cette histoire et par ce graphisme étonnant. Le personnage principal, Nathan, vit avec son petit frère Étienne et sa jeune soeur Zoé. Chauffeur Uber, il travaille jour et nuit pour subvenir aux besoins de sa famille,  payer l'école, etc. depuis le décès de leur mère. Une journée où tout va mal, il rencontre Annie, une femme qui retourne dans sa terre natale, l'Alaska. Elle propose à Nathan que les trois la suivent là-bas, le temps de se retrouver et aussi permettre aux deux plus jeunes de grandir dans un environnement plus sain. Pour elle, grandir en ville, à Paris, n'a pas de sens.
Le récit prend la tournure d'une fable écologique, mais ce n'est jamais poussé ou exagéré. Le monde des anciens et le monde moderne ne sont jamais mis bêtement en opposition. 
En montrant la faune, la flore, le territoire et les paysages qui changent, dans des planches somptueuses, l'auteur parvient à toucher le lecteur qui peut alors déduire par lui-même les dangers qui menacent les territoires du Nord. Les pizzlys seraient un mélange d'ours polaires et de grizzlys, puisque la fonte des glaces forcent les ours polaires à descendre plus au Sud pour se nourrir.
Alors que les deux enfants s'adaptent de mieux en mieux à leur nouvelle vie, Nathan, lui, semble sombrer dans une profonde dépression. Victime de vertiges et de perte de repères, il n'est pas capable de s'orienter dans la toundra.
Lorsque des feux de forêt surviennent, ils sont tous menacés et doivent évacuer en des lieux plus sûrs. Mais Nathan et les enfants sont introuvables.
L'auteur fait alors intervenir certains mythes autochtones dans son histoire, qui viennent brouiller la réalité des Blancs, en visite pour la première fois dans ces contrées. Caribous, ours, huards, poissons, outardes, renards, animaux vénérés et chassés par les autochtones, subissent eux aussi les conséquences des changements climatiques, comme le montre cette planche magnifique et déchirante :


Peut-être que c'est par l'interprétation de ces mythes, l'écoute de ces histoires, le respect de ces animaux, le retour à la simplicité que le salut arrivera.

Les Pizzlys, Jérémie Moreau, Éditions Delcourt, 2022, 200 pages.

07 juin 2025

Le cas David Zimmerman

Après une fête de Nouvel an où il se rend à contrecoeur, David se réveille dans le corps d'une jeune femme rencontrée à cette soirée et avec qui il aurait passé la nuit. Son corps s'est transformé, mais pas son esprit, puisqu'il est toujours le David Zimmerman qui nous est présenté au début, photographe un peu déprimé, issu d'une famille qui a enfoui plusieurs drames.
Durant toute la bd, David essaie de comprendre ce qui lui arrive, et il finira par rencontrer une autre personne victime de ce transfert et qui, lui, a pris l'apparence de David !
Le dessin est très beau et très fluide, et les pages de déambulation en ville très riches de détails. Les lignes sont claires, le dessinateur Lucas Harari se dit inspiré par Tardi et ses décors urbains. Il y a un peu de Scott McCloud également, dans les traits des personnages.
Ce scénario, qui frôle le fantastique, est un prétexte pour explorer les questions d'identité. Les éléments de réalisme magique nous rappellent un peu l'écriture de Murakami ou le manga Quartier lointain de Jiro Taniguchi, que les frères Harari citent souvent dans leurs références. À noter qu'Arthur Harari est au départ un scénariste de cinéma (notamment scénariste d'Anatomie d'une chute, en collaboration avec Justine Triet). 

Sa façon de travailler est donc bien différente de celle d'un scénariste de bande dessinée. Il ne voulait pas écrire cette histoire, au départ, mais finalement, ce projet l'obsédait trop, il a donc proposé à son frère de collaborer. Lucas a pu expliquer à son frère Arthur comment les dessins permettaient aux lecteurs de s'approprier l'histoire, d'une manière différente de celle associée au visionnement d'un film. Le dessin permet à l'imaginaire d'être plus actif (entrevue dans Télérama, 17 novembre 2024).
Une bande dessinée très réussie pour les deux frères, aussi mystérieuse que réjouissante.

Le cas David Zimmerman, Lucas Harari et Arthur Harari, Éditions Sarbacane, 2024, 360 pages.


06 juin 2025

J'y vais mais j'ai peur

Dans cette bd documentaire, on suit la navigatrice Clarisse Crémer, qui, à l'âge de 28 ans, a réussi à terminer le Vendée Globe 2020, une course de voile en solitaire très exigeante. On assiste au parcours technique et humain qui a mené à cette participation et on découvre le quotidien sur un bateau de cette envergure, un IMOCA de plus de 18 mètres de long (monocoque).
J'y vais, mais j'ai peur : la navigatrice se le dit souvent. Dans plusieurs situations, elle doit faire preuve de sang-froid pour se sortir de certaines situations et accepter que la peur est souvent bien présente. 
Le dessin fait la part belle aux détails techniques nautiques très précis, que la dessinatrice, Maud Bénézit, de son propre aveu en postface, a acquis durant ses discussions avec Clarisse Crémer. Les pages plus poétiques, montrant le côté romantique de la navigation sont plus rares, mais magnifiques. Elles occupent souvent  des pleines pages, qui ouvrent sur des paysages sans fin, observés en mer.
Avant de parcourir le monde durant ce Vendée Globe, Clarisse Crémer s'était pratiquée dans d'autres courses et régates : on voit toute l'évolution de son parcours dans cette bande dessinée.

Le dessin, parfois naïf et plein d'humour, très coloré, contient aussi beaucoup d'informations sur toutes sortes de sujets : la voile en tant que telle, la force du mental, la place des femmes dans ce sport, mais aussi l'écologie, et notamment cette question cruciale : comment pratiquer une activité telle que la voile en respectant ses valeurs profondes de respect de l'environnement ? En effet, on pense à tort que la voile est une activité "verte", mais il n'en est rien ! Que penser par ailleurs de l'aspect ultra commercial de ce sport, qui fait de ces magnifiques voiliers des étendards pour des banques ou des cosmétiques ? La navigatrice raconte : les millions dépensés, l'énergie utilisée pour la fabrication du bateau, l'obligation de rentabilité, les collisions avec des cétacés (5 durant le Vendée Globe 2020, mais c'est un sujet tabou), les déchets rencontrés en mer (qui eux, sont dus à d'autres) incluant des conteneurs tombés de leur navire, etc.
Sa conclusion : pratiquer ce sport permet d'être témoin de cette triste réalité et d'en parler ensuite pour sensibiliser la population. C'est aussi le rôle de cette bande dessinée. Reste à attendre des actions concrètes.

J'y vais mais j'ai peur, Clarisse Crémer et Maud Bénézit, Éditions Delcourt/Encrages, 219 pages.