13 décembre 2013

Je l'appelais Cravate

Je l'appelais Cravate, Milena Michiko Flašar, Éditions XYZ, 2013 (Ich nannte ihn Krawate, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 2012), traduction d'olivier Mannoni


Je dois vous parler d'un autre coup de cœur (décidément nombreux cette année) de cet automne 2013 : le roman de la jeune auteure autrichienne Milena Michiko Flašar, Je l'appelais Cravate, qui a recueilli en Europe de nombreux éloges en 2012.
Les éditions XYZ ont flairé le chef-d'oeuvre et nous leur en sommes très reconnaissants, puisque nous ne pouvons pas dire que la littérature autrichienne tapisse les librairies...
Dans ce court roman qui se déroule au Japon, un salaryman à la dérive rencontre un hikikomori sur un banc de parc. Le premier, travailleur de bureau qui vient de perdre son emploi mais n'ose pas l'avouer à sa femme, le deuxième, jeune homme marginal et perturbé par la disparition de son meilleur ami, incapable de sortir de sa chambre et qui décide un beau jour d'aller s'asseoir dans ce parc. Leur rencontre, timide au départ (le jeune homme n'a parlé à personne depuis deux ans), connait une envolée quasi-lyrique qui les transcendera tous les deux.
Comme les exemples parlent souvent par eux-mêmes, voici trois extraits choisis que je trouve magnifiques, et qui donnent un peu le ton de ce roman poétique et philosophique, écrit dans un style très personnel. Une auteure qui n'en est pas à ses premiers essais littéraires après la publication de plusieurs de ses nouvelles, mais Je l'appelais Cravate est son premier roman. Une plume à suivre absolument !

« La petite fille n'arrête pas de rire. Je me demande souvent pourquoi l'on n'en est plus capable, être follement heureux. Pourquoi, en grandissant, on se retrouve où que l'on soit dans un espace confiné et bas, pourquoi l'on va tout au plus d'un espace à un autre, alors qu'enfant on était dans une pièce sans murs. Car j'ai gardé cela ainsi dans mon souvenir : lorsque j'étais petit, mon gîte était tout mon présent. Ni le passé ni le futur ne pouvaient quoi que ce soit contre moi, et comme il serait beau que ce soit encore ainsi aujourd'hui. Si, par exemple, on pouvait travailler par dévouement, sans effort, et pas pour le résultat. » (p.69)

« Comment dénoncer un fantôme ? Comment expliquer la disparition d'un garçon qui a déjà disparu ? Comment décrire le fait qu'il nous manque, bien qu'il soit absent depuis longtemps ? Et pourtant, dès que le matin se levait, je ne souhaitais rien plus ardemment que ceci : que l'on me cherche et que l'on me trouve. Que l'on me prenne par les épaules, que l'on me gifle et que l'on me demande : Comment est-ce possible que nous soyons passés les uns à côté des autres à ce point-là ? Et que l'on me prenne dans les bras pour me dire : Recommençons à zéro. » (p. 106)

« Est-ce que j'écris encore ? Impensable de ne pas le faire. C'est justement dans la nuit la plus sombre que les mots étaient des gravillons lumineux. La clarté de la lune et des étoiles, ils l'avaient captée et la diffusaient à leur tour. Il y avait parmi eux un mot qui brillait avec une singulière clarté. Le mot "simplicité". Je m'approcherais de lui, d'un pas léger, je le regarderais de tous les côtés, je finirais par le prendre dans la main, sous son charme, je comprendrais que sa magie consiste à briller par lui-même, par sa simple signification. Simplicité. Être simplement là. Supporter cela, simplement. Plus je le supportais, plus il devenait simple de comprendre à quel point il est beau, simplement beau, d'être là. » (p. 157)

Je l'appelais Cravate est publié aux Éditions de l'Olivier en France, sous le titre La cravate

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Cowboy Junkies, The Wilderness 

01 décembre 2013

Littérature belge

Laissez-moi vous  parler de ces bijoux découverts par hasard et de ces rencontres rendues possibles grâce à un livre, rencontres avec des personnages mais aussi avec des auteurs.

Pour le Salon du livre 2013, j'ai été amenée à travailler pour le stand de la Délégation Wallonie-Bruxelles, qui a «pour mission principale de mieux faire connaître aux Québécois toute la diversité de Wallonie-Bruxelles (4,5 millions de personnes), mais aussi d'aider les Wallons et les Bruxellois, intéressés par le Québec, à établir les contacts nécessaires à la réalisation de leurs projets.» (site internet de la Délégation). 
À l'occasion de cet événement, plusieurs auteurs belges francophones ont été reçus pour présenter leurs dernières créations, recevoir des prix et pour rencontrer les lecteurs lors de séances de dédicaces.
Ainsi, les auteurs Françoise Rogier (littérature jeunesse), Christian Darasse (dessinateur de la série de BD jeunesse Tamara), Paul Colize (fiction) et Geneviève Damas (invitée d'honneur du Salon) étaient présents et très ouverts à la rencontre et à la discussion.
Françoise Rogier a remporté le Prix Québec / Wallonie-Bruxelles de littérature jeunesse pour son interprétation très originale du conte Le Petit Chaperon rouge, intitulée simplement C'est pour mieux te manger !
Christian Darasse n'en finissait plus de dédicacer la bande dessinée Tamara, publiée dans le magazine Spirou (tout comme Les Nombrils, dont les auteurs Delaf et Dubuc se trouvaient au stand juste en arrière de nous) qui s'adresse aux jeunes de 13-14 ans
Quant à Paul Colize, auteur de romans que l'on pourrait qualifier de "noirs", il se partageait entre le stand de Gallimard, qui a publié Back-up, son avant-dernier roman, en format poche, et le stand de la Wallonie-Bruxelles.

Mais ma grande découverte fut Geneviève Damas, comédienne, metteure en scène et auteure de théâtre, que nous avons eu la chance de côtoyer plus longuement durant ce salon. Elle a aussi participé à plusieurs conférences sur « l'écriture poétique dans le roman » et sur « l'éducation au cœur de nos vies ». Après avoir également répondu au questionnaire Archambault, elle a participé à une « Confidence d'écrivain », interviewée justement par l'écrivain Gilles Archambault lui-même. En tant qu'invitée d'honneur du Salon du livre, elle a bénéficié d'une plus grande exposition.
Mais avant même de savoir tout cela et même de la rencontrer, je me suis procurée son premier roman, Si tu passes la rivière, édité ici de bien jolie façon par les éditions Septentrion, dans la collection Hamac.

Coup de cœur total. Un petit livre court (150 pages), qui m'a happée dès la première ligne « Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras plus les pieds dans cette maison. ». Un roman rempli d'une poésie et d'une tendresse infinie. On y suit François, jeune garçon d'un âge tout d'abord indéterminé, livré à lui-même, obsédé par le souvenir de sa sœur qui s'est enfuie, le laissant entre les mains d'un père violent et de deux frères impitoyables.
« [...] je restai là, petit et bête, à regarder ma soeur au milieu de l'eau, qui s'éloignait à chaque pas et je ne savais dire que "Maryse, Maryse" parce que peut-être c'est comme ça la vie quand elle vous enlève ce qu'elle vous a donné de plus beau, il n'y a rien à dire qu'à laisser la rivière couler » (p.14)
On devine que cette famille est engluée dans des non-dits, dans une incapacité à communiquer. On le devine encore plus lorsque François décide d'apprendre à lire et à écrire, lui qui ne faisait que garder des cochons, auxquels il s'attachait comme à de vrais amis, se confiant à eux et les aimant simplement, et se satisfaisant de cette activité, malgré l'humiliation continuelle, le manque d'horizon, et la tristesse d'une vie monotone et rude. La description de la campagne nous laisse penser que nous pourrions être quelque part en Gaspésie ou même dans un village du Centre-du-Québec. L'auteure s'est plutôt inspirée de la région du Borinage, ancien site minier situé dans la province belge du Hainaut qui, depuis la fermeture des mines (aux conditions de travail épouvantables), demeure une région rurale pauvre. Il est fascinant de découvrir l'universalité de la géographie et des thèmes exploités par Geneviève Damas dans son livre.
« Et puis, j'ai entendu le père gueuler dans la cour, gueuler comme un perdu et des drôles de sons que je ne comprenais pas parce que je n'avais jamais entendu quelqu'un pleurer. Chez nous, on ne pleure pas, ça mouille à l'intérieur, mais au dehors c'est sec. » (p.12)
Le curé du village, planche de salut de François, lui permettra de découvrir la vérité sur sa naissance et lui donnera l'élan nécessaire pour prendre sa vie en main. Pour entraver le destin, casser le cycle de l'ignorance, de la peur, et peut-être accéder au bonheur.
En entrevue sur les ondes de Radio-Canada, Geneviève Damas parle de l'importance de la culture, qui « permet d'échapper à la violence et qui créé du lien social ».

 Le livre entièrement écrit au "je" révèle un style poétique parfois naïf, se servant de la simplicité de François pour détourner des formules toutes faites ou des proverbes. Le style évoluera d'ailleurs au fil de l'histoire, au fur et à mesure de l'apprentissage de la lecture par François.
« Fallait pas traîner, car le Marcel, il ne me connaissait pas d'hier, ni d'aujourd'hui, ni de la dernière pluie, ni de la première, ni de rien. » (p.86)
Si tu passes la rivière est un petit bijou de littérature à mettre entre toutes les mains, la découverte pour moi d'une véritable voix de la francophonie, côté belge cette fois-ci !

Entrevue avec Geneviève Damas dans l'émission Plus on est de fous, plus on lit ! (avec une lecture du début du roman)
La critique de Si tu passes la rivière, par Josée Lapointe dans La Presse

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Nick Cave and The Bad Seeds, Live from KCRW