04 juillet 2021

Station Eleven - Parce que survivre ne suffit pas

Emily St. John Mandel aura vraiment été ma grande révélation littéraire de l'année. On connaît si mal les auteurs canadiens hors Québec. Les romans d'Elizabeth Hay ( et ) et de Lisa Moore avaient également été de grandes découvertes pour moi. Heureusement, de plus en plus de maisons d'édition telles qu'Alto ou Boréal en publient en français, grâce souvent à d'excellentes traductions locales. 

Station Eleven, qui a gardé son titre original dans la traduction chez Alto, précède de quelques années L'hôtel de verre, dont j'ai parlé récemment. Paru en 2017 pour la version québécoise (l'édition originale en anglais date de 2014), il a reçu le Prix des libraires cette année-là, dans la catégorie "Lauréate hors Québec".

Le livre d'Emily St. John Mandel défie tous les genres littéraires, n'appartenant à aucun, mais goûtant à tous ou presque, et ce avec virtuosité. Le point de départ, terrifiant après les 16 mois que nous venons de passer, est une pandémie qui ravage la planète. Rien à voir avec le coronavirus, là (je pensais pas que je placerais ce coronavirus dans l'une de mes recensions de lecture)... La grippe géorgienne fauchera 99% de la population mondiale. Un groupe de survivants, qui a formé une troupe de théâtre spécialisée en Shakespeare, erre 20 ans après cette pandémie quelque part en Amérique du Nord, à la recherche de deux des leurs qui se seraient dirigés vers un mystérieux musée, dans l'aéroport de Severn City. En travers de leur chemin, un mystérieux prophète.
L'autrice fait des bonds en arrière pour nous présenter chacun de ses nombreux personnages, ce qu'ils étaient avant la pandémie, ce qu'ils sont devenus s'ils ont survécu. Dans une langue foisonnante, poétique, l'autrice prend le temps de développer notre attachement à ceux-ci. Ils viennent chacun avec leur histoire, leur vécu, leurs liens aussi, car plusieurs se sont rencontrés avant le grand cataclysme, d'autres ne se doutent pas de la connexion qu'il peut y avoir entre eux. 
Le personnage central, Kirsten, était une enfant de 8 ans lorsque la grippe est survenue. Elle ne se souvient que de peu de choses, mais semble avoir développé une obsession pour l'électricité, qui n'existe pourtant plus dans le nouveau monde.

« Dans la salle de bains contiguë, Kirsten ferma les yeux - juste une seconde - en actionnant l'interrupteur. Naturellement, rien ne se produisit ; mais, comme toujours dans ces moments-là, elle se concentra pour se rappeler comment c'était du temps où ce simple geste marchait encore : on entre dans une pièce, on actionne l'interrupteur et la lumière jaillit. L'ennui, c'est qu'elle n'aurait su dire si elle s'en souvenait vraiment ou si elle se l'imaginait. » p.217

Par son ingéniosité, Emily St-John Mandel nous fait prendre conscience de tout ce que nous avons aujourd'hui et qui pourrait tout à coup ne plus exister. Selon ses propres termes, elle évoque le monde d'aujourd'hui et ses technologies avancées en décrivant l'absence de celles-ci, tel un éloge funèbre (voir le premier lien dans la section "Compléments" ci-dessous). Le mantra de Kirsten, Parce que survivre ne suffit pas, qui provient de la série Star Trek, les motive, elle et les siens, à chercher un ailleurs qui leur permettrait de maintenir les liens bienveillants qui unissent les gens, afin de se reconstruire. L'art est comme leur fil rouge, leur mémoire. Kirsten a en sa possession une bande dessinée de science-fiction, intitulée Dr Eleven, qu'Arthur Leander, acteur qui constitue le liant entre plusieurs des personnages du roman, lui a remise peu avant le cataclysme. L'art est présent de toutes sortes de façons dans ce roman. C'est par l'art que les liens se nouent et que le malheur s'efface un peu. Pas étonnant d'apprendre que l'autrice, véritable musicienne et mélomane, a écouté Vivaldi Recomposed et Infra, deux albums de Max Richter, en écrivant son livre. Elle a aussi dit dans une entrevue à propos de son dernier livre : « Au risque de paraître grandiose, je pense que l’art peut parfois être ce qui nous rappelle ce que signifie être humain. En des temps désespérés, l’art peut élever nos vies au-dessus de la simple survie. » (Emily St. John Mandel: ce qui nous hante, 20 mars 2021)

J'ai beaucoup pensé à Catherine Leroux en lisant Station Eleven, et en particulier à L'avenir, publié lui aussi chez Alto. Il y a chez ces deux femmes une puissance narratrice, un sens aigu de la poésie, une générosité dans l'écriture et un amour pour leurs personnages. Hautement recommandé.


Compléments :

Autour de Station Eleven - Emily St. John Mandel

La critique dans La Presse, par Sonia Sarfati, Viser les étoiles, toucher le coeur

Le livre va être transposé en une série de 10 épisodes pour HBO. On parle aussi d'adaptation pour le cinéma...

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Station Eleven, Emily St. John Mandel, Éditions Alto, 492 pages.

Humeur musicale : Nick Mulvey, Fever to the form (2013, Fiction Records), une autre de mes révélations de cette année 2020-2021.