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11 juin 2014

En finir avec Eddy Bellegueule

En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, Éditions du Seuil, 2014, 220 pages

Édouard Louis est venu récemment présenter son roman,  En finir avec Eddy Bellegueule, au Québec. Le livre connaît un immense succès en France et sera traduit en 18 langues prochainement, en plus d'être adapté au cinéma par André Téchiné. Ce succès s'explique à la fois par une histoire bouleversante, par une démarche étonnante, et aussi par un travail littéraire inspiré autant par Bourdieu, Annie Ernaux et Didier Éribon (à qui le livre est dédié) pour le contenu que par William Faulkner pour l'oralité de son style, l'italique de certains passages amenant deux niveaux de langue.

Je regrette tellement que l'entrevue donnée à la Librairie Olivieri le 24 mai dernier n'ait pas été enregistrée pour être diffusée sur radio spirale, tant la rencontre fut passionnante. Le jeune auteur de 21 ans s'est exprimé sur les grandes thématiques de son livre : le déterminisme social, le conditionnement de nos comportements, particulièrement la violence envers l'autre, celui qui est différent, et précisément l'homophobie, et la fuite comme moyen de sauver sa peau, comme un acte courageux et non lâche. Tout cela avec une aisance oratoire incroyable, malgré une timidité visible, et une éloquence qui a scotché tout le monde. 

Édouard Louis a tenté de se protéger en ajoutant l’appellation "roman" à son livre, malgré le fait que cette histoire est véritablement la sienne, et que son nom à la naissance était vraiment Eddy Bellegueule. Il voulait aussi protéger en quelque sorte tous les protagonistes de son histoire, en sachant bien que chacun chercherait à s'y reconnaître. Il ne s'attendait pas à un succès si grand, et ce qu'il craignait s'est finalement retourné contre lui, des "journalistes" allant même jusqu'à se rendre dans son village natal pour rencontrer sa famille, dernière chose qu'Édouard Louis souhaitait.
Peu avant la parution du livre, l'auteur, pris de crises d'angoisse, voulait d'ailleurs en changer le titre, pour qu'il passe plus inaperçu. Mais celui-ci frappe si juste, de façon si définitive. En exergue cette phrase de Marguerite Duras : « Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas. » (Le ravissement de Lol V.Stein). Il montre l'urgence de ce texte. Édouard Louis ne voulait pas se censurer. Il voulait dire, parce qu'il en avait assez que l'on ne dise pas les choses afin de protéger les bourreaux, les groupes, « les meutes ». Lui préfère «
prendre le parti des enfants, des Noirs, des Arabes, des gais et de tous ceux que la meute marginalise.» Ce nom a existé mais ce n'est pas lui, c'est ce qu'on a fait de lui. Changer de nom à l'état civil lui a permis de recommencer à sa manière et selon ses désirs.
« Il n'était pas rare que j'entende dire Il est un peu spécial le fils Bellegueule ou que je provoque des sourires moqueurs chez ceux à qui je m'adressais. Mais après tout, étant le bizarre du village, l'efféminé, je suscitais une forme de fascination amusée qui me mettait à l'abri, comme Jordan, mon voisin martiniquais, seul Noir à des kilomètres, à qui l'on disait C'est vrai que j'aime pas les Noirs, tu vois plus que ça maintenant, qui font des problèmes partout, qui font la guerre dans leur pays ou qui viennent ici brûler des voitures, mais toi Jordan, toi t'es bien, t'es pas pareil, on t'aime bien. » (p.33)
Édouard Louis décrit dans son livre un milieu social rarement décrit dans la littérature, pauvre, replié sur lui-même et duquel il s'est extirpé grâce au théâtre et à cette force qu'il a développée contre ce milieu, contre l'ignorance et le rejet qu'il a subis si longtemps. Il y a aussi énormément de violence dans En finir avec Eddy Bellegueule. D'abord celle physique, subie par Eddy, mais aussi par d'autres, une violence "virile", qui va de soi. Mais aussi une violence sociale, et tout le livre est basé là-dessus, une violence qui fait que l'on peut rester enfermé dans cette spirale.
« Je ne sais pas si les garçons du couloir auraient qualifié leur comportement de violent. Au village les hommes ne disaient jamais ce mot, il n'existait pas dans leur bouche. Pour un homme la violence était quelque chose de naturel, d'évident. » (p. 42)
Il y a également eu une certaine violence à la sortie du livre, dans le fait de vouloir "aller voir" ce milieu, aller vérifier comment vivent les pauvres, voir si Édouard Louis n'avait pas un peu exagéré par hasard, comme si les conditions de vie dans ce village étaient totalement irréelles. Édouard Louis souligne que lorsque Proust a écrit À la recherche du temps perdu, personne n'est allé vérifier comment vivait la grande bourgeoisie et si ce qu'il écrivait était juste.

Le narrateur voit la fuite comme ultime porte de sortie, comme la seule chose qui pourrait le sauver. Souvent considérée comme un acte lâche, la fuite est ici mise en valeur et décrite comme une décision courageuse et libératrice. En fuyant, Édouard Louis a changé de milieu et a intégré des codes qu'il ne connaissait pas. Il s'est entièrement "refait". Il est assez surprenant d'ailleurs de rencontrer ce jeune homme aujourd'hui après avoir lu le récit de son enfance... tant les deux personnes semblent différentes. Ne serait-ce que la voix, décrite comme fluette et aiguë dans le livre, alors que le jeune homme aujourd'hui parle d'une voix grave et posée. Par son récit, Édouard Louis montre le déterminisme social cher à Bourdieu, décrivant les habitus, les manières d'être de chaque catégorie sociale. En parlant de ce qu'il a vécu, il permet à une certaine réalité sociale d'exister.

Aujourd'hui étudiant en philosophie et en sociologie à l'École normale supérieure de Paris (ironique pour quelqu'un qui a été longtemps traité comme un marginal et un anormal), Édouard Louis dirige une collection aux Éditions PUF (Presses Universitaires de France), « Des mots ». Il a aussi dirigé un ouvrage collectif sur Bourdieu, L'insoumission en héritage, en 2013. On n'a pas fini d'entendre parler de cet homme sensible et intelligent. Il prépare actuellement son deuxième roman, qui, nous a-t-il dit, parlera du viol.


Petite sélection d'articles sur le livre et son auteur :

Lætitia Le Clech 

Humeur musicale : Woodkid, The Golden Age (Green United Music/Universal Music, 2013) 

14 septembre 2012

D'une guerre à l'autre (suite)

Opération mort, Shigeru Mizuki, Éditions Cornélius, collection Pierre, 2008

Pour ceux qui avaient besoin d'être convaincus de l'horreur de la guerre, et afin de poursuivre notre exploration du thème dans la bande dessinée, voici Opération mort, du mangaka japonais Shigeru Mizuki, récit à 90% autobiographique, relatant la vie de tous les jours de soldats nippons envoyés sur une île du Pacifique, proche de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour se battre contre les Américains lors de la Seconde Guerre mondiale, en 1943 exactement (guerre du Pacifique). Celle-ci est rarement étudiée, en Europe ou en Amérique, d'un point de vue japonais.
Le récit nous est présenté sous la forme d'un manga classique, lecture de la fin vers le début, de droite à gauche. Les amateurs de mangas seront heureux, pour les autres, cela prendra quelques pages pour s'habituer. Mais cela nous plonge directement dans l'univers japonais. De plus en plus d'éditeurs de mangas procèdent de cette façon en Europe, ce qui permet de se familiariser avec d'autres façons de faire, d'autres cultures.
Certaines onomatopées ont également été conservées en langue originale, et traduites sous les cases, l'éditeur nous en avertit dès le début.
Tous les dessins qui représentent des scènes de guerre (arsenal de guerre, soldats au combat, morts) sont d'un réalisme époustouflant et nous rappelle que ces épisodes ont réellement eu lieu.
Les scènes du quotidien des soldats, plus légères, parfois drôles, illustrent toujours la vacuité du quotidien des soldats et la banalisation d'une certaine violence physique ou psychologique découlant de la mentalité japonaise quant à l'honneur, l'obéissance et l'ordre.

Mizuki se dit avant tout spécialiste des monstres et des esprits, et il a réalisé de nombreux mangas dans ce genre, dont le plus célèbre, NonNonBâ, publié en 2006 par les mêmes éditions Cornélius, a reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 2007. Ce manga, ainsi que de nombreux autres créés par Mizuki, est peuplé de yôkaï, créatures surnaturelles nippones, de monstres et de lutins, et d'histoires fantastiques liées aux croyances populaires et aux légendes japonaises.
Dans Opération mort, pas de légendes ni d'histoires fantastiques, nous sommes bien dans le réel. Cependant, des monstres, il y en a, des vrais...Caporal-chef suicidaires et sanguinaires, soldats perdus, victimes de la malaria qui perdent la tête.
Le titre original d'Opération mort est Soin gyokusai seyo, et, comme nous l'explique un texte très éclairant en début d'ouvrage, le mot Gyokusai, constitué des deux idéogrammes gyoku et sai, qu'on peut traduire par «trésors» (qui désigne ici l'Empereur - donc le Japon) et «briser tout» (autrement dit «anéantir la vie de tous»), peut donc signifier «se suicider collectivement pour rendre leur honneur à l'Empereur et au pays».
Les personnages décrits par Mizuki obéissent à une stratégie de l'état-major japonais qui s'appuie sur la mythologie shintoïste, qui nourrissait la conviction que le Japon était un pays divin et que la défaite était par conséquent exclue.

On comprend donc bien que l'ouvrage de Mizuki relate une mission suicide commandée par le chef du bataillon que nous suivons durant toute la BD. Cependant, il faudra attendre la page 228 pour entendre parler de cette «opération mort». Avant cela, nous suivons plutôt le quotidien de ces soldats qui ne savent pas vraiment pourquoi ils sont là et qui semblent même ne pas connaître leurs adversaires. Ils doivent aussi apprendre à survivre dans une jungle peu clémente avec eux. De nombreux soldats y laisseront leur peau, vaincus par la malaria.

Mizuki, qui est aujourd'hui âgé de 90 ans, a vécu cette guerre et cette bataille du Pacifique, que le Japon a durement perdue, laissant le pays dans la honte, le désespoir et le vide spirituel. 
Mizuki, qui a d'ailleurs perdu son bras gauche dans une bataille (alors qu'il était gaucher, il a dû réapprendre à dessiner avec son bras droit), s'est fait dès les années 60 porte-parole d'un antimilitarisme marqué dans ses mangas (Hai no ki - Journal de fuite).
L'auteur explique sa vision des opérations suicides menées par l'état-major japonais : « Selon moi, le fait d’avoir survécu à une «opération mort» n’est en aucun cas une preuve de lâcheté, comme on le pensait à l’époque, mais au contraire un ultime sursaut de résistance comme l’être humain est capable d’en avoir. Rappelons que dans la hiérarchie militaire, un simple soldat était moins important qu’un cheval ; seuls les officiers et sous-officiers étaient placés au-dessus de cet animal. »
Dans l'ouvrage Opération mort, nous découvrons avec stupeur que des soldats ayant échappé à la mort dans une opération suicide sont poussés à se sacrifier pour l'honneur du Japon. Il est inconcevable qu'ils rentrent chez eux sains et saufs.

Un témoignage choc sur une période sombre de l'histoire contemporaine, et une culture nippone finalement peu connue du monde occidental, en dehors des clichés traditionnels.


[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : The XX, Coexist (Young Turks, 2012)