24 mai 2021

Oleg

Ma passion pour le roman graphique s'est développée avec des auteurs comme Frederik Peeters et son livre Pilules bleues, publié en 2007 et racontant avec grande sensibilité une très belle histoire d'amour, Craig Thompson avec son chef-d'œuvre Blankets, et bien sûr les nombreux ouvrages de Jirô Taniguchi. Ces différents auteurs proposent tous des histoires souvent délicates et emplies de bienveillance.
J'ai suivi le bédéiste suisse Frederik Peeters dans ses autres publications telles Aâma, Koma et autre Lupus. Plusieurs genres oscillant entre la science-fiction et l'autofiction, une variété de collaborations, parfois accompagné d'un scénariste, parfois non, et de styles, couleur ou noir et blanc. Sa dernière publication s'appelle Oleg et c'est un retour vers un semblant d'autobiographie, puisque le personnage principal est une sorte d'alter ego de l'auteur, sans être toutefois clairement identifié en tant que tel. D'ailleurs, l'auteur utilise le "il" pour faire évoluer l'histoire.
Son approche est toujours aussi sensible et bienveillante. Nous suivons donc Oleg, dessinateur de bande dessinée, en recherche d'inspiration pour son prochain album, que les fans et son éditeur attendent impatiemment. C'est que l'auteur a  publié quelques années auparavant une histoire qui a eu beaucoup de succès et tout le monde aimerait découvrir sa suite. Oleg, lui, doute beaucoup. Il travaille fort, il cherche, il nous raconte son quotidien, en parallèle, les petits et grands bonheurs mais aussi les drames qui surviennent. Sa quête d'authenticité est touchante et sa réflexion sur son métier et sur le processus créatif intéressante et nourrissante.
L'utilisation du noir et blanc, des ombres, des hachures, permet d'illustrer à la fois les côtés lumineux et dramatiques de l'histoire. Oleg n'est pas parfait, ses travers nous sont également servis sans fioriture : son côté réfractaire aux nouvelles technologies, sa paresse, parfois, ses grands questionnements existentiels, genre crise de la quarantaine. C'est vrai que parfois, on peut sentir un peu de narcissisme dans la façon de présenter le personnage - Oleg n'est-il pas l'anagramme de "l'égo"? (je ne l'ai pas trouvé tout de suite!) - mais on sent tellement de sincérité de la part de l'auteur qu'Oleg devient notre ami, le chum qu'on aimerait avoir pour discuter de ces grandes questions. En le lisant, j'ai eu l'impression d'avoir vieilli avec l'auteur. Je me suis retrouvée dans son regard sur la société, sur sa vie familiale et sa vie professionnelle. 
Les publications d'Atrabile sont presque toujours belles, attrayantes (cette couverture rouge!), format impeccable pour lire le soir au lit, épaisseur des pages parfaites, ce genre de petits détails qui, ajoutés à l'essentiel, composé du dessin et de l'histoire, font que tu commences le livre et ne peux plus t'arrêter! Un autre coup de cœur! 

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Compléments :

Une leçon de dessin par Frederik Peeters

"Oleg est un écho au chaos du monde" (entrevue très inspirante!)

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Oleg, de Frederik Peeters, Éditions Atrabile, 2020

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La bonne nouvelle de la semaine : la renaissance de la revue française Books! Alors que la revue était en liquidation il y a quelques mois, le groupe d'édition Actissia l'a finalement rachetée, et elle paraîtra de nouveau, mais tous les 2 mois. « Books s’inscrit dans un combat, pour l’intelligence et la culture au sens le plus noble du terme. Notre propos est l’actualité à la lumière des livres ; notre mot d’ordre : du bon usage de l’esprit critique. » Olivier Postel-Vinay (Fondateur de Books)

17 mai 2021

L'accident de chasse

David L. Carlson et Landis Blair ont reçu le Prix des libraires catégorie bande dessinée hors Québec il y a quelques jours, pour leur ouvrage L'accident de chasse, publié en français aux Éditions Sonatine. Le livre avait également gagné le Fauve d'Or à Angoulême cette année.

Ces honneurs - tout à fait mérités - nous placent devant un chef-d'œuvre de roman graphique de 472 pages.

À la mort de sa mère, Charlie Rizzo déménage chez son père Matt, à Chicago. Matt est devenu aveugle soit disant après un accident de chasse lorsqu'il était jeune. À l'adolescence, alors que Charlie prend le chemin de la délinquance et risque de se retrouver en prison, Matt décide de raconter à son fils sa véritable histoire. Nous entrons alors dans un univers carcéral qui, sous la plume du dessinateur Blair et dans les mots de Carlson, prend la forme d'un récit empli de poésie qui montre la puissance de la littérature. L'un des sujets du livre, la rédemption, prend tout son sens dans la relation entre Matt et son co-détenu, Nathan Leopold, un criminel qui a échappé à la peine de mort. L'enfer (La divine comédie), de Dante, sert de fil conducteur à l'évolution de la relation des deux hommes et symbolise en particulier l'acceptation par Matt de sa situation (sa cécité et sa condition). La prison de Stateville, dans l'État de l'Illinois, figure l'enfer par son architecture panoptique (type d'architecture carcéral circulaire), permettant un contrôle total sur les prisonniers.

« Quand je me suis documenté, j'ai regardé des images représentant l'Enfer de Dante. Matt était dans un centre carcéral, qui était une prison panoptique, à Stateville, dans l’état de l'Illinois. C'est Jérémy Bentham qui a eu l'idée d'une conception architecturale et sociologique de telle façon qu'on puisse observer tous les résidents de façon centralisée. Matt Rizo était dans une petite cellule, et c'était un enfer pour lui, et il s'est retrouvé dans sa cellule avec Nathan Leopold, criminel tristement célèbre. »

David L. Carlson, tiré d'une entrevue sur France Inter.

Le grand talent de conteur de Matt (et de scénariste de David L. Carlson) permet à Charlie d'assembler certains morceaux manquants du puzzle de sa vie.  La relation entre le père et le fils en ressortira grandie, même si le fils n'accepte pas le mensonge.

Tout est parti de l'amitié de Charlie Rizzo et de David L. Carlson, et à l'origine, le scénario écrit par Carlson devait prendre la forme d'une pièce de théâtre. Puis, Carlson a rencontré Landis Blair qui a commencé à dessiner des planches pour lui, selon le "storyboard" que Carlson lui avait fourni. Le trait à la plume, en noir et blanc, utilisant la hachure, nous fait penser à la bd Moi, ce que j'aime, c'est les monstres, d'Emil Ferris, publiée chez Alto en 2018. Il donne une touche sombre et précise à ce récit bouleversant. La qualité du papier sur lequel l'œuvre est imprimée ajoute un petit côté rugueux. Le lumineux, par contraste, ressort encore plus de l'histoire vraie qui se déroule sous nos yeux.

C'est intéressant, car dans un article du Figaro, le dessinateur Landis Blair s'exprime ainsi à propos de son dessin, de son trait si particulier. Il le voit comme quelque chose fait pour masquer des erreurs, alors que nous, lecteurs, nous voyons ce style comme un atout s'adaptant parfaitement à l'histoire : 

« En couvrant le dessin en hachures, non seulement je suis capable de dissimuler beaucoup d'erreurs, mais cela m'aide à me sentir plus confiant pour montrer le travail à d'autres personnes car, même si le dessin lui-même n'est pas très bon, elles peuvent au moins reconnaître et respecter le temps que j'ai passé dessus. »

Une bande dessinée qui nourrit et fait du bien en même temps. Du grand art!

14 mai 2021

Blanc autour

En 1832, à Canterbury, une petite ville du Connecticut, Prudence Crandall dirige une école pour filles. Le pays a été marqué - l'année précédente - par une révolte sanglante d'esclaves noirs éduqués qui a eu lieu dans le Sud des États-Unis, où l'esclavagisme sévit toujours. Nat Turner et son groupe ont assassiné une soixantaine de personnes, des familles entières de Blancs esclavagistes. Son action a entraîné la peur parmi la population et la création de milices, qui ont à leur tour assassiné plusieurs centaines d'Afro-américains, souvent innocents. 

Ainsi débute la bande dessinée Blanc autour, de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, en contextualisant cette Amérique du XIXe que l'on connaît mal, mais qui souffrait de ce racisme, de cette intolérance, de cette peur de la différence et de ce suprémacisme blanc, même dans des États comme le Connecticut, au Nord, qui avait pourtant aboli l'esclavage en 1784.

Nous retrouvons cette école pour filles - qui a réellement existé - le jour où Sarah, jeune fille noire, vient demander à l'institutrice Prudence Crandall si elle peut elle aussi apprendre et intégrer sa classe. L'institutrice l'accueille quelques jours plus tard sous le regard médusé des autres élèves, toutes blanches bien sûr. La jeune femme, poursuivant sa réflexion sur le fait que les Noirs et en particulier les femmes noires n'ont pas accès à l'éducation, décide à la rentrée suivante de n'ouvrir son école qu'à des jeunes filles noires. La population de la petite ville n'accepte pas du tout cette décision et fera tout pour mettre des bâtons dans les roues de Prudence Crandall, de son père qui la soutient et de ses élèves, arrivées d'un peu partout dans la région et même d'autres États américains, allant jusqu'à porter la cause en justice. Les stratagèmes utilisés, la haine déversée contre les Noirs, le mépris, la violence et la bassesse de certains des habitants de Canterbury m'ont arraché des larmes de désespoir devant la laideur de l'Homme.

Ce que doivent vivre ces filles et cette institutrice, femme forte, est abject et dur, mais ouvrira la voie à quelque chose comme une évolution. Même si le constat est qu'aujourd'hui, il reste de nombreuses cicatrices de tous ces actes, de ces rapports de domination, qui n'ont pas disparu avec les siècles, loin de là : on le constate aujourd'hui encore tous les jours.

Le dessinateur Stéphane Fert et le scénariste Wilfrid Lupano n'en sont pas à leur première association avec ce projet et c'est un succès : à première vue, on pourrait croire que l'on tient entre nos mains une bande dessinée jeunesse, couverture cartonnée, dessin qui semble naïf. Mais cette bd - aux couleurs si douces et qui contrastent volontairement avec la dureté de l'histoire - a le mérite d'être accessible à tous et de nous faire découvrir celles qui ont ouvert la voie à plus d'égalité, Blancs et Noirs, ensemble.

Quelques personnages inventés introduisent des éléments de magie et de sorcellerie et apportent des nuances et des réflexions qui enrichissent le récit. Les scènes qui se déroulent dans la forêt, avec les animaux, sont particulièrement réussies d'un point de vue graphique.

Une postface nous permet d'en apprendre plus sur ces femmes qui ont fréquenté l'école de Prudence Crandall et quel a été leur combat. Car ces femmes se sont souvent battu toute leur vie pour pouvoir accéder aux mêmes droits que les Blancs et en particulier au droit à l'éducation. Cette histoire nous permet de mieux comprendre encore et intégrer les revendications des groupes tels que Black Lives Matter, de mesurer l'ampleur et la durée du combat que les Noirs ont dû mener et mènent encore.


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Complément : 

Comment dessiner Blanc autour?

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Blanc autour, Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, Éditions Dargaud, 2021

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La bonne nouvelle de la semaine : l'ouverture d'une nouvelle librairie est toujours une bonne nouvelle. Quand elle se trouve à deux pas de chez soi, c'est encore mieux! Longue vie à La maison des feuilles!
J'y ai déjà fait l'acquisition de Station Eleven, le roman d'Emily St. John Mandel publié avant L'hôtel de verre.