28 septembre 2007

Quand la nuit tombe... à Tokyo


Le passage de la nuit, Haruki Murakami, Éditions Belfond, 2007, 230 pages.

Amélie Nothomb, dans les entrevues qu'elle fait en ce moment pour son dernier livre (Ni d'Ève ni d'Adam, je le rappelle), parle sans cesse de Haruki Murakami. C'est ce qui m'a donné envie de lire son dernier roman, publié cette année, après Chroniques de l'oiseau à ressort (2001), Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil (2002), Les amants du Spoutnik (2003) et enfin Kafka sur le rivage (2006).

Le passage de la nuit nous emmène à Tokyo, le temps d'une nuit, auprès de Mari. Elle a une soeur, qui, elle, pendant ce temps, dort profondément dans sa chambre. Cette nuit, à la fois réelle et onirique, va rapprocher ces deux soeurs, à travers des rencontres et des événements insolites.
Décrire plus longuement ce livre serait trop en dire. Il faut se laisser porter par la poésie de l'écriture de Murakami, se laisser entraîner dans cette immense ville, dans ses love hotels et ses combinis, aller à la rencontre de ses personnages tous très attachants, Takahashi et Mari en tête.
Les dialogues sont absolument savoureux, les personnages apprennent à se connaître, se racontent des tranches de vie, philosophent ensemble. Et j'ai embarqué avec eux !
J'ai découvert un nouvel auteur aussi, et je me promets de louer d'autres livres qu'il a écrit. Une révélation ? Peut-être bien...

Un extrait :

«J'imagine, bien entendu, qu'Éri aussi avait très peur. Je pense qu'elle était terrorisée, tout autant que moi. Sans doute avait-elle envie de pleurer, de hurler. Il faut dire qu'elle n'était qu'en deuxième année de primaire. Mais elle a gardé son sang-froid. À ce moment précis, elle a probablement décidé qu'elle serait forte. Elle était mon aînée, et elle avait décidé qu'elle devait être forte pour que je me sente en sécurité. Durant tout ce temps, elle m'a chuchoté à l'oreille : "Ça va. N'aie pas peur. Quelqu'un va venir très vite nous délivrer. Je suis là, avec toi." C'était une voix très posée, très calme. Comme celle d'une grande personne. Elle m'a chanté une chanson, je ne me rappelle pas exactement laquelle. Je voulais chanter avec elle, mais je n'y arrivais pas. J'avais peur, et ma voix ne sortait pas. Mais Éri, toute seule, a chanté pour moi. Pendant ces moments, moi toute entière, dans ses bras, j'ai pu me confier à elle. Nous avons réussi à être "une", sans aucun interstice, dans ce noir. Nous avons même pu partager les battements de nos coeurs. Puis, soudain, la lumière est revenue, l'ascenseur a eu une secousse, et il s'est remis en marche.» (p.218)

En écrivant ceci, j'écoute cela : The Breeders, Last Splash (Elektra / Wea, 1993). Que de bons souvenirs ! J'ai eu envie de me remettre aux Pixies et aux Breeders en regardant l'autre soir sur Documentary un doc sur la reformation des Pixies en 2004...

06 septembre 2007

Rufus Wainwright

Concert de Rufus Wainwright, salle Wilfried-Pelletier, Place des Arts, 31 août 2007
En première partie, le groupe californien A Fine Frenzy a reçu d'élogieux commentaires dans La Presse, par Alain De Repentigny : «Parlant de beauté, la demi-heure de musique que nous a servie en lever de rideau le trio californien A Fine Frenzy était un pur enchantement. Alison Sudol, une chanteuse et pianiste aux cheveux de feu, a séduit comme ça se fait rarement le public de Wilfrid-Pelletier, qui s'est arraché son CD pendant l'entracte. Retenez bien son nom.» Personnellement, je n'ai pas aimé la voix de la chanteuse (sauf dans les tons les plus bas), qui m'écorniflait les oreilles en poussant dans les aigus. Par contre j'ai bien aimé le jeu du batteur, très drôle avec ses mimiques et sa faculté à se dédoubler pour jouer à la fois de la batterie avec sa main droite et du xylophone avec la gauche... Les sourires de la chanteuse étaient fort charmants aussi, car elle semblait vraiment heureuse d'être là («Montreal is gorgeous!», bon faut pas exagérer quand même...).


Le groupe de Rufus Wainwright entre en scène, tous les musiciens de rayures vêtus, à l'image de ce drapeau américain suspendu en arrière de la scène et redécoré pour l'occasion (à la place des étoiles, des petites appliques en paillettes). Le concert commence avec la chanson titre de l'album, Release the stars (libérer les étoiles, justement), durant laquelle, dixit mon accompagnatrice, Rufus semble se battre avec son orchestre. Il faut dire que c'est de l'artillerie lourde, cet orchestre, un batteur, un bassiste (contrebassiste aussi), deux guitaristes (dont un qui joue le rôle de synthé), trois "musiciens à vent" (un trompetiste, un saxophoniste / flûtiste, et un joueur de cor), et le grand piano à queue utilisé à la fois par Rufus et par l'un des deux guitaristes.
Le chanteur enchaîne avec Going to a town - incroyable mélodie, incroyable chanson -
avant de commencer à nous parler pour nous expliquer que sa soeur Martha se marie le lendemain et viendra peut-être chanter avec lui, si elle n'est pas trop "sourd". Charmant. Il rectifie pour "saoûle" et nous confirme qu'il a bien compris son erreur en insistant «Sourd, c'est muet ?» en joignant le geste à la parole il désigne son oreille...
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il avait un peu de difficulté avec son français, il semblait fatigué, bafouillait beaucoup (même en anglais). Comme il nous avait précisé en début de spectacle : «Ce soir, je vous donne tout», je n'ose pas imaginer dans quel état il était à la fin de la soirée...
Car il nous a en effet beaucoup donné : beaucoup d'émotion surtout, comme dans cette chanson, Tiergarten, où un flot de larmes s'est déversé sur son visage. Le chanteur a bien précisé ensuite que le titre de la chanson n'était pas "Tear garden" (larme) mais bien Tier (qui signifie "animal" en allemand)... Également, dans ces chansons chantées avec sa soeur, qui est finalement arrivée de son party (pas saoûle), resplendissante. Une chanson de Joséphine Baker d'abord, Nuits de Miami, et ensuite la reprise d'Hallelujah de Léonard Cohen, pour mon plus grand plaisir, même s'ils ne se rappelaient plus les paroles du deuxième couplet, c'était beau de les voir si proches. L'ensemble de l'album Release the stars a défilé dans ce concert, qui ressemblait, selon les spécialistes, à son concert du mois de mai (cleui-ci était une supplémentaire, ne l'oublions pas). Le chanteur nous a également donné une chanson irlandaise de John McCormack, sans micro... Oui sans micro dans une salle de plus de 3 000 places ! Vieux rêve pour le chanteur, parfaitement accompli comme la salve d'applaudissements à la fin de la chanson l'a pouvé. Les frissons que ce genre d'ovation me fait ressentir, c'est incroyable. J'en ai toujours les larmes aux yeux.

Il a chanté aussi deux chansons de Judy Garland, puisqu'il a repris dernièrement intégralement le concert de légende que donna Judy Garland, au Carnegie Hall, le 23 avril 1961. «Pour retrouver cet âge d’or, et aussi parce que ce chanteur n’a jamais caché son homosexualité, Rufus Wainwright a entrepris le projet fou de reprendre, titre par titre, l’intégralité du concert de 1961. Rufus Wainwright conçoit ce spectacle mis en scène les 14 et 15 juin dernier par Sam Mendès (American Beauty, mise en scène également du spectacle Cabaret à Broadway) au Carnegie Hall de New York, avec 40 musiciens sur scène, et des costumes de Victor and Rolf. Il se veut d’une fidélité extrême à Judy Garland. Jusque dans le visuel de l’affiche, qu’il reprend également, en remplaçant évidemment le visage de la chanteuse par le sien, mais en gardant la mention initiale : «the greatest entertainer of all times», qu’il a traduit sur la version française par «le plus grand artiste de variété du monde». Rien de moins.» (RFI actualité, 20 février 2007)

Oui rien de moins... Il le répète souvent, qu'il est le meilleur, Rufus. Cette assurance peut être choquante (tiens ça me rappelle Pierre Lapointe)... Mais maudit que c'est vrai qu'il est bon, et beau en plus, et sexy, et doué, et généreux, et... et... et... Ouhlala, on se calme un peu. Bref, du grand art, encore une fois.

03 septembre 2007

Parlons enfin de Kevin...

Il faut qu'on parle de Kevin, de Lionel Shriver, Éditions Belfond, 2006, 486 pages (traduit de l'américain par Françoise Cartano).

Ainsi, j'ai pris tout ce temps pour revenir ici vous parler de Kevin. C'est que Kevin a hanté mes nuits, m'a bousculée chaque jour, m'a forcée à réfléchir à des sujets difficiles, dramatiques. Tout a commencé lors d'un souper avec des amies. Nous cherchions le nom «de ce roman "politically incorrect" - paraît-il - sur le non-amour d'une mère pour son fils. Ça s'appelle... quelque chose avec Victor... "Ne parlons pas de Victor" ? "Il s'appelait Victor" ? ».

Puis mon anniversaire est arrivé et Kevin a supplanté Victor, le livre tant recherché m'a été offert par cette amie qui en avait parlé la première.

K.K., Kevin Katchadourian, fils d'Eva et Franklin, couple amoureux, qui réfléchit long
uement avant d'avoir un premier enfant. Kevin, qui aurait aussi bien pu s'appeler Eric (Harris) ou Dylan (Klebold), ou plus proche de nous, Kimveer, commet la veille de ses 16 ans une tuerie dans son école, assassinant froidement 7 de ses camarades, un employé de la cafétéria et un professeur, dans une mise en scène minutieusement préparée et calculée. Eva, sa mère, relate dans les lettres magnifiquement écrites qui composent le roman - lettres adressées au père de Kevin dont elle est séparée - toute la montée de cette tragédie. Pourquoi Kevin semble-t-il aussi machiavélique et redoutable ? D'où vient ce mal qu'il porte en lui ?

On assiste à une remise en question profonde d'Eva, qui rend visite à son fils en prison tous les 15 jours.
On est témoin de sa déchéance, professionnelle, personnelle, sociale, familiale. Avec elle, on se pose cette question tout au long du livre : « Pourquoi ?». Avec elle, on assiste à la finale avec horreur, on atteint le paroxysme de la douleur et du bouleversement. Alors, le livre ne répond pas à l'éternelle question du pourquoi. L'auteure, interrogée à ce sujet, explique :
« la non-signifiance est une catégorie frustrante qui rend les gens fous. Tout le monde cherche des raisons. Mais parfois il n'y en a pas». Mais l'ouvrage pose de nombreuses questions, ouvre des pistes sur les raisons qui nous poussent à avoir des enfants, sur leur éducation, sur le jugement - souvent hâtif - de la société. À ce sujet, l'auteure s'exprime de façon très juste : « On essaie encore de s'expliquer les raisons du tueur alors qu'une femme qui n'aime pas son enfant subit l'opprobre général. Elle est jugée d'avance alors que le meurtrier, lui, aura droit à un procès».
Eva ne nous cache aucune de ses émotions, de la plus pure à la plus malsaine (comme suspecter son fils de méchanceté pure) jusqu'au massacre final. On pourrait s'attendre à lire le récit d'un enfant maltraité par sa mère, mais il n'en est rien, Eva tentant de faire son possible pour "réussir" l'éducation de son enfant et lui donner l'amour dont il a besoin, même si Kevin développe un rapport haineux avec sa mère. Un vrai petit monstre.

Au sujet du succès de son livre malgré la gravité de ses sujets, l'auteur pense que
«les femmes sont fatiguées que la maternité soit dépeinte comme une suite de moments nourrissants et merveilleux. C'est difficile et frustrant d'élever des enfants. La pression sur la relation amoureuse est énorme et ne rapproche pas nécessairement les conjoints. Mais on ne lit ces choses là nulle part.»
C'est ce qui explique aussi pour elle le succès que le livre a remporté auprès des groupes féministes, même si Lionel Shriver «ne veut pas être poussée dans une position politique». Elle rajoute :
« Je ne suis pas une experte en maternité. Je suis une écrivaine de fiction. Les gens oublient volontiers que j'ai inventé cette histoire. Je suis persuasive et c'est une histoire convaincante. Ce que les gens font de mon roman ne m'appartient pas».
Suite à l'écriture de ce roman, l'auteur a su qu'elle n'aurait jamais d'enfants. Elle
précise que la maternité «n'est pas pour [elle] et qu'[elle] a probablement pris la bonne décision» (mais on ne peut jamais être sûr).

Il faut qu'on parle de Kevin est le roman le plus abouti que j'ai lu depuis longtemps, aussi bien au niveau de l'écriture (un peu lourde au début, tellement riche par la suite), de la construction narrative, de l'évolution du drame, que des réflexions qu'il apporte. Longtemps après l'avoir lu, il est encore présent en moi, bouleversant, traumatisant, brûlant.


Née à Caroline du Nord en 1957, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après six romans qui ont connu une publication confidentielle aux États-Unis, elle entreprend l’écriture d’un récit inspiré de la tuerie de Columbine. Il faut qu’on parle de Kevin a obtenu un éclatant succès de par le monde et a remporté l’Orange Prize en 2005.
Lionel Shriver vit à Londres avec son mari, jazzman renommé.

Quelques articles (journaux et blogs) :
Tu seras un monstre mon fils, Le Figaro
Une mère, un fils et une tuerie, La Presse
Un avis moins enthousiaste, le journal d'une lectrice, Papillon

*Les propos de l'auteur cités ci-dessus proviennent d'une entrevue du journal Châtelaine, du numéro de mai 2007

En écrivant ceci, j'écoute cela : Amy Winehouse, Back to Black (Universal Island Records, 2006)