14 avril 2011

Les jardins naissent

Les jardins naissent, Jean-Euphèle Milcé, Éditions Coups de tête, 2011

Jean-Euphèle Milcé, né le 14 janvier 1969 en Haïti, a publié une dizaine de livres dont deux romans en français : L'Alphabet des nuits (Prix George-Nicole de la ville de Nyon, en Suisse, en 2004) et Un archipel dans mon bain, aux éditions Bernard Campiche Éditeur, ainsi qu'un roman en créole aux Presses Nationales d'Haïti. L'univers de Jean-Euphèle Milcé est construit autour des drames de l'exil et des incertitudes de la traversée.

Dans Les jardins naissent, on retrouve ce questionnement à travers le personnage de Marianne, jeune femme un peu perdue qui a décidé de s'engager dans un organisme de coopération internationale (le CICR - Comité International de la Croix Rouge) qui œuvre en Haïti. Là-bas, peu de temps avant la grande catastrophe du 12 janvier 2010, elle rencontre Daniel, en prison après avoir été arrêté au Canada, où il vivait illégalement. Le tremblement de terre lui rendra sa liberté et fera de lui un fugitif. Marianne décide de le suivre dans l'un de ses projets, consistant en la réappropriation de terrains vierges, où personne ne reconstruit encore, afin d'y planter des graines et créer des jardins de fruits, légumes, fleurs.
« - Ils veulent faire des jardins ? C'est super ! Depuis que je suis en poste ici, c'est la première fois que j'ai droit à une aussi bonne nouvelle !
- Tu ne comprends rien. C'est beau, ce qui n'empêche pas qu'on soit en plein délire. » (p.31)
En s'engageant à ses côtés, elle enfreint toutes les règles de son travail. Par ailleurs, son organisme humanitaire croit ou veut faire croire à un enlèvement, afin de se désolidariser de l'attitude de son employée.
Il faut dire que Marianne n'est pas motivée par le travail qu'elle doit effectuer sur place, et l'attitude de sa cheffe la confronte souvent à ce manque de discipline :
« Je porte mal mon engagement. Depuis cette thèse en sciences po que j'ai abandonnée parce que j'étais en manque de références réelles et que j'étais incapable de prouver ma compréhension du monde. J'ai toujours été témoin et actrice de mes petites luttes pour le principe. Et pour l'honneur. » (p. 14)
Par ce texte poétique, Jean Euphèle Milcé nous parle de son peuple haïtien, le mieux placé pour savoir de quoi il a besoin après la terrible catastrophe du 12 janvier 2010.
« Dans ce pays, il n'y a que la folie et le courage qui vaillent. Tout le reste est du faire semblant. Perte de temps. [...] Je n'ai pas besoin d'experts étrangers et déportés pour faire un jardin. La terre est disponible, mes hommes de la rue sont prêts et j'ai des semences à revendre : du pois, du maïs, du sorgho ainsi que plein d'autres ressources insoupçonnées. »  (p.66)
Il dresse également un portrait peu reluisant de la coopération internationale, dont les missions sont parfois dirigées par des personnes coupées de la réalité des pays dans lesquels elles sont sensés opérer. Cette critique de la coopération internationale n'est pas sans faire écho dans ma lecture actuelle, Versicolor, de Marc Forget, qui fera l'objet de ma prochaine critique sur ce blogue.
« Résilience
La dernière trouvaille pour frotter le dos des trop pauvres. Une belle manière de valoriser la survie sous des bâches mal tendues. Les missionnaires évangélistes ont inventé la résignation et les humanitaires ne jurent que par la résilience du peuple haïtien. Foutaises ! Le vent souffle trop fort, les Haïtiens meurent comme des mouches. » (p.79)
Les jardins naissent est un court récit qui pose de bonnes questions sur la reconstruction d'un pays ruiné, où la violence demeure malheureusement quotidienne (comme cette Philomène, qui reçoit une balle dans la jambe, ou la rudesse de la cheffe de Marianne).
Un roman assez noir, car ancré dans une réalité dont nous sommes les témoins impuissants (et comment juger, finalement, ceux et celles qui s'engagent pour aider, probablement avec sincérité ?). L'ouvrage se termine sur une légère note optimiste et lyrique parce que, malgré tout, la nature, elle, fait son travail, et qu'il y a « des jardins qui naissent », présage d'une vie meilleure.

Une entrevue très intéressante avec l'auteur sur RCI
L'auteur sera présent au Salon international du livre de Québec du 13 au 17 avril.


[Lætitia Le Clech]

03 avril 2011

Bright Lights, Big City

Bright Lights, Big City, Jay McInerney, Éditions de l'Olivier / Le Seuil, 1997 (Version originale, 1984)

Retour dans le passé pour moi avec ce livre de Jay McInerney au lyrique titre. Bright Lights, Big City, premier ouvrage de l'Américain Jay McInerney, relate les frasques d'un jeune homme de 24 ans, abandonné par sa femme, qui se jette dans la drogue, les sorties, et le suicide professionnel dans un New York branché, au milieu des années 80.
Ce livre a propulsé en 1984 Jay McInerney (né en 1955) sur la scène littéraire américaine, avant même Bret Easton Ellis, qui s'est faufilé dans les mêmes voie / voix littéraires que lui en 1985 avec son livre Less Than Zero.
Entièrement écrit au "tu", permettant une identification rapide au personnage principal, nous vivons ses déboires, ses malaises, ses maux de tête, ses deuils en même temps que lui.
Bizarrement, j'ai connu Jay McInerney par son dernier roman (il a aussi publié un recueil de nouvelles après), La belle vie, publié en 2007 aux Éditions de l'Olivier, et dont je vous ai parlé ici. Je m'étais bien juré d'y revenir.
Bright Lights, Big City est un roman important dans le sens qu'il a initié une certaine littérature, regroupé par certains sous le nom Brat Pack, écrite par des « morveux littéraires ». C'est un roman miroir d'une génération américaine désabusée, génération X dont les idéaux passaient à travers les rails de cocaïne qu'elle était capable de sniffer. Bret Easton Ellis dira de cette période : « Pure poudre aux yeux, j'étais épuisé par tout ce cirque » (Lunar Park, 2005).

En 1986, le livre avait été publié en français sous le titre Journal d'un oiseau de nuit. Celui-ci indique plus clairement le sujet du livre, puisqu'il est en effet question essentiellement des errements du personnage principal dans le milieu de la nuit. La plus grande partie du récit se contente de relater les différents épisodes de la déchéance de notre anti-héros, mais nous assistons progressivement à sa prise de conscience face au deuil qu'il vit après le décès de sa mère. L'avant-dernier chapitre (La relève de la garde) représente en cela une parenthèse, à l'image du titre Bright Lights, Big City, passage lyrique et bouleversant où le jeune homme verbalise finalement avec son frère tout ce qui l'a propulsé dans son malheur et dans son déni.
« Avant d'apprendre la nouvelle, tu n'aurais jamais cru pouvoir survivre à la mort de ta mère. Déchiré comme tu l'étais entre ta conviction de devoir te jeter sur son bûcher funéraire, et son désir à elle, de ne pas être inutilement pleurée, tu ne voyais pas de réaction susceptible de satisfaire à ces deux conditions. Quand elle est morte, il y avait si longtemps que tu l'appréhendais que tu ne savais plus ce que tu éprouvais. Après son enterrement, tu as plongé en toi-même, cherchant des signes vitaux, pour ne trouver que vide et désolation. Tu as attendu que se manifeste ton chagrin. Tu commences à comprendre qu'il a mis neuf mois à éclater - à la faveur du départ d'Amanda. » (p 162)
Un livre choc, aux personnages politiquement incorrects, qui se cherchent et ne se trouvent pas toujours dans la poudre blanche et d'autres plaisirs fugaces. L'histoire pourrait être redondante, mais par sa brièveté (182 pages), elle se lit rapidement, au même rythme que la vie du personnage qui se déroule sous nos yeux. Il s'agit également d'un témoignage foisonnant de nombreux détails relatifs aux années 80.

Bright Lights, Big City a été adapté au cinéma, par l'auteur lui-même, et réalisé par James Bridges en 1988. Le personnage principal était joué par Michael J. Fox. Il est question d'un remake qui devrait sortir en 2013, réalisé par Josh Schwartz, un jeune scénariste et réalisateur américain.

[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Timber Timbre, Creep On Creepin' On (Full Time Hobby/PIAS, 2011)