20 février 2010

Et que le vaste monde poursuive sa course folle

Et que le vaste monde poursuive sa course folle, Colum McCann, Éditions Belfond, 2009, 430 pages
Prix Lucien Barrière du festival américain de Deauville, décerné le 11 septembre 2009
National Book Award 2009

C'est au poète britannique (époque victorienne) Alfred Tennyson que Colum McCann doit son superbe titre (Let the Great World Spin en anglais) : "Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d'infinis changements".
Une aussi belle trouvaille ne pouvait qu'entraîner une œuvre majestueuse. Ou se planter.
Mais comme son fil-de-fériste héros silencieux de cette histoire, le dernier roman de Colum McCann ne chute jamais vers la facilité, et culmine dans les hauteurs de la littérature new yorkaise.

Un funambule, le 7 août 1974, décide de marcher sur un fil tendu entre les deux tours alors en construction du World Trade Center. Cet homme un peu fou, beaucoup artiste, captive ce jour-là l'attention de New York. Pour nous lecteurs, cet exercice a encore plus de signification puisque nous connaissons l'Histoire récente de ces deux tours...
Parallèlement à cet événement, nous suivons les destinées de plusieurs personnages, dont les vies vont se percuter ou simplement se croiser.
La première partie du roman est consacrée à Corrigan et Ciaran, deux frères irlandais. Le premier- immigré à New York comme homme de foi pour aider les plus démunis - est catapulté dans le Bronx, où il vivra dans la pauvreté entouré de prostituées et de junkies.
Son frère le rejoindra quelques temps plus tard, après avoir été victime d'un attentat à Dublin (référence aux attentats du 17 mai 1974, 4 attentats à la bombe simultanés dans 3 rues de Dublin et à Monaghan). Il découvrira avec surprise le monde dans lequel vit son frère et s'attachera lui aussi à celles qui gravitent autour de son chaste frère.
Parmi celles-ci, Tillie et Jazzlyn, prostituées mère et fille, auront une importance particulière puisque le récit se poursuivra à travers les mots de Tillie, emprisonnée pour quelques mois.
Nous rencontrons également Lara et Blaine, un jeune couple d'artistes retiré dans un cabanon à la campagne. Lara aspire à une autre vie, et trouvera sa rédemption par l'entremise d'un terrible accident.
Ailleurs à New York, du haut d'un riche immeuble de Park Avenue, quelques femmes se rencontrent pour parler de leurs fils emportés par la guerre du Vietnam. Si elles vivent toutes le même chagrin, elles resteront tout de même dans leurs solitudes reliées à leurs différences sociales et raciales.
Parmi elles se détachent particulièrement Claire Soderberg, femme du juge Solomon Soderberg, qui jugera Tillie et le funambule avec peu de jugement (est-ce possible pour un juge ?) ou du moins peu d'égards pour les situations particulières de chacun, et Gloria, qui vit elle dans le Bronx, et dont le récit est l'un des plus forts du roman.
Un chapitre est également consacré à Fernando Yunque Marcano, un jeune homme qui immortalise le funambule entre les deux tours. Photo que l'on retrouve insérée au milieu du roman et en couverture.

Ce funambule... qui est-il exactement ?
Colum McCann s'est inspiré d'un événement réel. Le funambule anonyme du roman est en réalité Philippe Petit, qui a franchi en 1974 le vide séparant les deux tours du World Trade Center en construction. Ce n'est pas son seul exploit mais celui-là est le plus marquant. Un documentaire a été consacré à cette "traversée" : Man On Wire, qui a remporté l'Oscar du meilleur documentaire en 2009.
Le funambule du roman est donc le fil conducteur de cette histoire (sans jeu de mot), celui qui va réunir les destinées de tous les personnages.
Il apporte également un côté poétique à l'histoire qui sombre parfois dans des méandres franchement glauques.

Colum McCann, nouveau Paul Auster des bas fonds de New York ?
Si Paul Auster excelle dans ses récits du New York "artistique" et "Blooklynien", Colum McCann se fait le porte-voix des petites gens, ouvriers et immigrés, que ce soit dans son précédent ouvrage Les saisons de la nuit, ou dans celui-ci, dans lequel il dresse un portrait du Bronx à la fois effrayant et touchant. Il est également un fin témoin de l'Amérique des années 70 de la guerre du Vietnam et des luttes pour les droits sociaux.
Colum McCann a écrit LE roman américain post 11 septembre de l'année 2009. Ironique pour un Irlandais arrivé aux États-Unis en 1986 pour la première fois, avant de s'y installer définitivement quelques années plus tard.
Son style est à la fois poétique et rugueux, à l'image de ce qu'il veut nous montrer.
Roman puzzle et polyphonique demandant une lecture soutenue, mais dont il n'est pas difficile de s'imprégner, Et que le vaste monde poursuive sa course folle est l'un des meilleurs romans que j'ai lus ces derniers temps (décidément nous sommes gâtés en ce moment).

«Pas à pas nous trébuchons dans le silence, à petits bruits, nous trouvons chez les autres de quoi poursuivre nos vies. Et c'est presque assez. Tourne le monde sous nos pas hésitants. Cela suffit. Le vaste monde.» (p.430)

L'article de Christine Ferniot dans L'Express
L'article de Yasmine Youssi dans La Tribune
L'article de Frédéric Vitoux dans Le Nouvel Obs

En écrivant ceci, j'écoute Cat Power, Moon Pix (Matador, 1998)

19 février 2010

Extraordinaire Jorane

Quelques mots sur le concert de Jorane auquel j'ai assisté ce soir au Lion d'Or, et qui m'a vraiment époustouflée une fois de plus.
Je la suis depuis plus de 10 ans maintenant (vue une douzaine de fois en spectacle), et elle ne cesse de m'épater par son évolution, sa créativité, son énergie, son audace. Tout ça dans un si petit corps ! :-)
Je suis heureuse et fière d'avoir cette artiste dans mon paysage artistique proche !

Article de La Presse

En écrivant ceci, j'écoute Elliott Smith, Between the Bars

09 février 2010

L'énigme du retour

L'énigme du retour, Dany Laferrière, Éditions du Boréal, 286 pages, 2009
Prix Médicis 2009


Bien sûr, lire L'énigme du retour aujourd'hui n'a pas le même poids que de l'avoir lu il y a un mois ou deux. Découvrir maintenant ce long poème à la musicalité si douce amène une deuxième ligne de lecture, des questionnements et des bouleversements sans précédents.
Il se trouve que j'ai achevé le dernier livre de Dany Laferrière à une centaine de kilomètres d'Haïti, en vacances sous le soleil du sud de Cuba. Quelques jours plus tard avait lieu cette catastrophe, ce tremblement de terre qui nous bouleverse encore aujourd'hui, près d'un mois plus tard.
Dans son livre, Dany Laferrière, après avoir appris le décès de son père (qui vivait en exil à New York depuis la dictature des Duvalier père et fils), retourne en Haïti pour annoncer la nouvelle à sa mère restée depuis toujours dans son pays. Le fils, lui, a quitté son pays pour le Canada en 1976. C'est donc un retour au pays et à ses racines, afin d'essayer de se rapprocher un peu de ce père qu'il a "perdu" à l'âge de 4 ans (son père s'est exilé en 1957).
Il va ainsi à la rencontre des anciens amis de son père, qui eux sont restés en Haïti, et part aussi dans le village natal paternel, Baradères. À la fois étranger dans son propre pays et reconnu par tous de part sa ressemblance avec son père et sa popularité d'écrivain, Dany Laferrière évoque dans son livre les difficultés liées à l'exil, à la perte d'identité ou la double identité.

«J'ai eu beau leur parler en créole rien n'y a fait.
Leur étonnement me met hors jeu.


C'est là que j'ai compris
qu'il ne suffit pas de parler créole
pour se métamorphoser en Haïtien.
En fait c'est un trop vaste vocable
qui ne s'applique pas dans la réalité.
On ne peut être haïtien qu'en dehors d'Haïti.»

(p.186)


Il relie son passé, son enfance, à son présent, son pays d'accueil à son pays d'origine, que tout semble opposer.


«Je n'ai qu'à faire circuler la rumeur
que je suis retourné vivre là-bas
sans préciser de quel là-bas il s'agit

afin qu'à Montréal on puisse croire
que je suis à Port-au-Prince

et qu'à Port-au-Prince on soit sûr que
je suis encore à Montréal.
La mort serait de n'être plus

dans aucune de ces deux villes.»
(p.126)


Dany Laferrière se laisse pénétrer par toutes les sensations qu'il éprouve dans son long périple et par un style véritablement magnifique, nous fait goûter à notre tour à ces odeurs, couleurs et émotions. Il ne vit plus en Haïti depuis 30 ans mais il est imprégné de tout cela, ce sont ses racines qui refont surface rapidement. Un livre dans lequel on peut se plonger plusieurs fois, et qui nous offre à chaque lecture, des perles qui nous font rêver et réfléchir...

«On naît quelque part.

Si ça se trouve
on va faire un tour dans le monde.
Voir du pays comme on dit.
Y rester des années parfois.

Mais, à la fin, on revient au point de départ.

(p.209)

«Si on revient au point de départ
cela voudra-t-il dire que le voyage est terminé ?
On ne meurt pas tant qu'on bouge.

Mais ceux qui n'ont jamais franchi
la barrière de leur village
attendent le retour du voyageur
pour estimer si cela valait
la peine de partir.»
(p.228-229)


Le Prix Médicis
L'article dans Le Point
L'article dans Télérama
Une entrevue avec Dany Laferrière
Un extrait du livre lu par l'auteur
Le témoignage de Dany Laferrière suite au tremblement de terre en Haïti


En écrivant ceci, j'écoute Jefferson Airplane, White Rabbit, ainsi que quelques autres chansons sur Lastfm...