29 mars 2011

Leslie Muller ou le principe d'incertitude

Leslie Muller ou le principe d'incertitude, Lynn Diamond, Éditions Triptyque, 2011

Dans son dernier roman, Lynn Diamond brosse le portrait d'une génération engagée qui se désillusionnera progressivement et perdra de sa détermination. Le principe d'incertitude, ou théorème d'indétermination évoqué par le titre, fait référence à la théorie d'Heisenberg appliquée à la mécanique quantique. Ici, on la voit plutôt appliquée à la mécanique du cœur, l'incertitude, le doute quant à l'engagement politique et personnel (dans le couple, dans l'amitié omniprésente dans le roman).
Sur plus de vingt ans, nous suivons Leslie, Anna, Josua, Tammy, Lili, Max et quelques autres (qui naissent en cours de récit), engagés à la fin des années 70 au Nicaragua, qui traverse alors une période de troubles et de révoltes importantes.
Amorçant un tournant communiste avec Daniel Ortega, le pays livre une lutte face aux forces financées par les Américains, les Contras.
Josua, en tant que médecin et ancien du Vietnam, vient en aide aux populations locales (au Nicaragua et au Salvador). Tammy et Lili font des reportages vidéo sur le pays et sa révolution.
Leslie vivra, aux côtés de son amant Josua, un épisode violent et traumatisant qui les hantera toute leur vie. Ce chapitre du livre, d'une grande dureté, constitue le tournant de la réflexion de Leslie (épisode au Salvador, chapitres 8 et suivants) et posera les bases de sa relation avec Josua, qui restera instable.

Ce roman circulaire est construit suivant la mémoire fragmentaire de Leslie. Si cela peut sembler déroutant d'un premier abord, la démarche devient véritablement intéressante une fois que les personnages sont bien ancrés dans l'histoire (et cela arrive vite), et que ce morcellement nous permet donc de suivre et de comprendre la pensée de Leslie. Il nous offre également la possibilité de mesurer la part de doute, de nostalgie, qui traverse la vie de Leslie.
« Harry s'était repris en précisant que le terme principe d'incertitude  n'était pas tout à fait juste, il fallait plutôt dire principe d'indétermination. Tammy lui avait demandé si cela pouvait expliquer le morcellement de la mémoire. » (p.197)
Leslie Muller ou le principe d'incertitude est un très beau portrait d'une certaine génération, qui a vécu les années 70 avec tous les espoirs qu'elles portaient, mais qui aujourd'hui se questionne sur la force de ses actions militantes. Ces flottements sont d'ailleurs bien résumés à la fin de l'ouvrage, dans cet échange entre deux hommes de deux générations différentes :
« - J'ai suffisamment milité pour savoir que l'intransigeance et la pureté des intentions ne vont pas toujours ensemble. je le dis sans amertume.
- En somme, nous nous sommes bouché les oreilles, et vous, vous vous êtes fermé les yeux.
- Les idéaux ne sont toujours qu'à la mesure des hommes, ni plus petits ni plus grands. La seule façon de se dépasser est dans l'engagement total, ne cherchons pas ailleurs. Le problème, c'est qu'à force de dépassement, un jour on ne se retrouve plus. On a dépassé notre liberté individuelle; tout se fait en dehors de nous, ce qui est le contraire du sens de la lutte, son antithèse, et si vous me permettez de conclure sans dialectique et pour parler comme les médecins : cela est très grave. En ceci, remarquez, je n'apporte aucune conclusion originale, en cela mon époque et la vôtre se rejoignent. » (p.178-179)
Les désillusions politiques apparaissent chez notre narratrice dès le début des années 80 et assez tôt dans le roman, avec un propos très réaliste, loin de toute naïveté ou misérabilisme :
« Les militants de l'organisation marxiste-léniniste à laquelle j'appartenais quittaient un à un les rangs. C'était une année charnière et l'idée d'une révolution prolétarienne dans un pays qui n'avait pas besoin de réforme agraire devenait nulle et non-avenue ; les nouveaux dirigeants de la Chine trahissaient nos idéaux et nos espoirs, et les syndicats d'ici, sous l'impulsion des luttes ouvrières, avaient, ces deux dernières décennies, bien travaillé. Est-ce que le communisme n'était qu'un moyen d'accéder de manière accélérée au capitalisme ? »  (p.54)
Tous ces extraits permettent de se rendre compte du style impeccable de Lynn Diamond, qui m'avait déjà impressionnée avec Le corps de mon frère, publié en 2002 chez Triptyque. Surnommée la « chercheuse d'âme » par un critique, son talent s'exerce également dans son dernier texte, qui tombe à point nommé en cette période effervescente où les jeunes d'ici - malgré leur accès aux connaissances et à l'information - semblent peu impliqués et indignés, et les plus âgés, blasés.
Quelques références - notamment littéraires - m'ont échappé, mais n'ont pas été un obstacle à la compréhension du propos ni  à l'attachement aux personnages.

[Lætitia Le Clech]

La critique de Marie-Claude Girard dans La Presse
Une entrevue très intéressante dans la revue Le Collectif (journal étudiant de l'Université de Sherbrooke) sur la démarche d'écrivain de Lynn Diamond
La chronique de Julie Laferrière dans Club Social

Humeur musicale : Portishead, Roads (Album Dummy, 1994)

27 mars 2011

Le fils de l'ours père

Le fils de l'ours père, un roman graphique de Nicolas Presl, Éditions The Hoochie Coochie, 2010

Le fils de l'ours père est un livre.
C'est un livre et pourtant il n'y a aucun mot.
Pas de mots, uniquement des images.
Et l'histoire se déroule au travers de ces images, silencieuses, sans nul son pour édulcorer la terrible existence du fils de l'ours père.

Le fils de l'ours père relate donc de façon purement visuelle l'existence de l'ours et son histoire, très humaine...
Au travers d'un dessin particulièrement personnel, Nicolas Presl nous invite à partager toute la violence de l'existence d'êtres simples dont les espoirs se transformeront en calvaire.
Il nous force à ouvrir les yeux, en grand ; à accepter ce que nous voyons et nous oblige à suivre sans que nous ne puissions jamais avoir le choix les angoisses, les questionnements et les accès de démence de l'ours, celui dont la mère est femme et dont le père, mort, était ours.

Quelle place a-t-il dans la société ? Quelle place peut-il obtenir, lui qui n'est ni homme, ni ours et pourtant les deux à la fois ?

Quelle place peut-il donner au chasseur qui aima puis tua son ours de père ? Que peut-il accepter de cet homme, qui est l'époux légitime de sa mère ?

Le fils de l'ours père est très certainement un roman existentialiste.
Il pose la question centrale du choix pour un être qui n'a certainement pas choisi de vivre ainsi, fruit du malheur et d'un moment d'oubli.
Mais plutôt que de s'enliser sur les problèmes de la tolérance de la société vis à vis du métissage, il s'en sert comme terreau pour donner de la profondeur à son personnage et l'obliger à rechercher au plus profond de lui ses propres racines, celles que personne ne lui accordera jamais... à part son père...

Il est certain que j'ai été très touché par l'incroyable richesse de cette histoire muette. Le graphisme, incroyablement riche et précis, offre la possibilité de contempler l'esprit des personnages. Puis, de les accompagner dans leur cheminement psychologique pour sombrer et se relever en même temps qu'eux.

C'est un roman redoutable.
C'est puissant.
C'est ancré dans la terre.

Le fils de l'ours père, les liens du sang, par Nicolas Presl

[François Nicaise]

26 mars 2011

Il pleuvait des oiseaux

Il pleuvait des oiseaux, Jocelyne Saucier, Éditions XYZ, 2011

« Il pleuvait des oiseaux, lui avait-elle dit. Quand le vent s'est levé et qu'il a couvert le ciel d'un dôme de fumée noire, l'air s'est raréfié, c'était irrespirable de chaleur et de fumée, autant pour nous que pour les oiseaux et ils tombaient en pluie à nos pieds. » (p. 81)

Le dernier roman de Jocelyne Saucier, auteure québécoise née en 1948, deux fois finaliste au Prix du Gouverneur général pour ses deux romans La vie comme une image (en 1996) et Jeanne sur les routes (en 2006), nous plonge dans les Grands Feux du Nord de l'Ontario (proche de l'Abitibi), qui ont eu lieu au début du XXe siècle (le plus documenté sur Internet est celui de 1922, qui a entièrement détruit la ville de Haileybury).
« À ce titre, c'est le chapitre sur les Grands Feux qui a été le plus difficile à écrire. "Il ne fallait pas trop en mettre, a-t-elle jugé, c'était déjà assez terrible comme ça." Car si tout est "inventé" dans Il pleuvait des oiseaux, ce passage du livre, lui, est entièrement vrai, même ce bout où les oiseaux meurent en plein vol à cause du manque d'oxygène. » (La Presse, article de Josée Lapointe, 11 février 2011)
À partir de ces événements dramatiques, Jocelyne Saucier a imaginé la quête d'une photographe pour retrouver un des survivants à ces incendies, Ted Boychuck. Elle réalise un projet de photographies avec les personnes (âgées) qui ont vécu ces terribles événements. Boychuck est un élément important, puisque de nombreux témoins de l'époque l'ont connu comme « le garçon qui marchait dans les décombres fumants ». Malheureusement, Boychuck est mort depuis peu dans sa cabane près du lac Perfection, où il s'était retiré pour vivre dans la forêt, loin de la civilisation et de ses amours perdues et impossibles. La photographe est accueillie par Charlie et Tom, qui vivent également isolés du monde. Ils sont protégés des regards extérieurs par Steve et Bruno, qui s'occupent d'un hôtel, peu fréquenté hors période de chasse, et en profitent pour cultiver quelques plants de marijuana près des cabanes des deux vieux. L'arrivée inopinée de Marie-Desneige, la tante de Bruno, internée depuis 66 ans sans raison valable, vient compléter la petite « communauté du lac ». À eux six, ils découvriront et interpréteront les tableaux peints par Boychuck, en tout 367 tableaux racontant les Grands Feux.
Ils passeront ainsi une année ensemble, au rythme des saisons, en harmonie avec la nature, découvrant l'amour pour certains, attendant la mort pour d'autres.

Livre poétique sur la vieillesse, la mort, l'amour et la nature, Il pleuvait des oiseaux se lit avec émotion et la marginalité de ses personnages éveille chez le lecteur beaucoup de tendresse.
La photographe, Bruno, puis Steve nous offrent tour à tour leurs points de vue sur les événements et l'origine de cette rencontre improbable entre ces êtres solitaires et leurs sentiments sur les autres protagonistes. 
Puis le narrateur devient le témoin de la nouvelle vie qui s'organise dans cette petite communauté  improvisée du Nord de l'Ontario. Décidément, le Nord du Canada inspire de très beaux textes à nos auteurs (voir l'une de mes dernières chroniques).
À ce sujet, l'auteure, née au Nouveau-Brunswick, mais Abitibienne depuis 30 ans, s'exprime : « Le Nord m'inspire. Si on sent cet esprit de liberté, c'est parce que c'est encore un pays neuf, où tout est possible. » (entrevue dans La Presse, avec Josée Lapointe, 11 février 2011)
 « J'avais fait des kilomètres et des kilomètres de route sous un ciel orageux en me demandant si j'allais trouver une éclaircie dans la forêt avant la nuit, au moins avant que l'orage n'éclate. Tout l'après-midi, j'avais emprunté des routes spongieuses qui ne m'avaient menée qu'à des enchevêtrements de pistes de VTT, des chemins de halage forestier, et puis plus rien que des mares de glaise, des lits de sphaigne, des murs d'épinette, des forteresses noires qui s'épaississaient de plus en plus. » (p.11)
Œuvre remarquable, Il pleuvait des oiseaux est à lire pour apprendre de nos aînés et saisir les précieux petits moments que la vie et la nature nous offrent. Encore une auteure québécoise incontournable !


[Lætitia Le Clech]

L'article intégral dans La Presse


Humeur musicale : Smooth, The Parade (Do You like?, 2009)

18 mars 2011

La nuit sur les ondes

 

La nuit sur les ondes, Elizabeth Hay, Éditions XYZ, 2011 (2007 pour la première parution en anglais), traduit par Hélène Rioux




« T'arrive-t-il de te demander où va ta voix ? 
Elizabeth Hay a vu cette question épinglée au mur où elle travaillait dans les années 1970 alors qu’elle était journaliste à Yellowknife pour la radio de CBC. Cette phrase est plus tard devenue l’inspiration pour Late Nights on Air, roman pour lequel elle a remporté, en 2007, le Scotiabank Giller Prize, le plus important prix littéraire au Canada pour les textes de fiction. »
(Extrait de l'article très intéressant de Leata Lekushoff publié en septembre 2008 dans la revue Pour parler profession, revue de l'ordre des enseignantes et enseignants de l'Ontario)

Harry Boyd, animateur radio déchu, se retrouve coordonnateur puis directeur par intérim de la station locale de la CBC à Yellowknife, en 1974.
Sa petite équipe comprend Eleanor Dew, fidèle secrétaire, Eddy, technicien californien énigmatique, Andrew McNabb, le monteur, le journaliste Bill Thwaite, Ralph Cody, pigiste responsable des recensions de livres et photographe à ses heures, et les animateurs Jim Murphy, Dido Paris et Gwen Symon, ces deux dernières nouvellement arrivées dans la capitale des Territoires du Nord-Ouest. Gwen préfère travailler dans l'ombre, mais elle sera propulsée - après beaucoup de travail - à l'animation de nuit.
Plusieurs événements dramatiques viendront bouleverser le petit groupe, sur fond de lutte politique contre la construction d'un pipeline sur le territoire des dénés (ethnie du nord-ouest du Canada qui a été la première à s'établir dans les Territoires du Nord-Ouest), et d'expédition dans le Grand Nord, inspirée par l'explorateur des régions Arctiques John Hornby, mort de faim près de la rivière Thelon, en compagnie de ses deux compagnons Edgar Christian et Harold Adlard.

Ce roman d'Elizabeth Hay, auteure canadienne qui a publié sept livres (nouvelles et romans) depuis 1989, explore tout d'abord le milieu de la radio, qu'elle connaît bien, ayant été elle-même animatrice et journaliste pour la radio de Radio-Canada à Yellowknife, Winnipeg et Toronto.
Ayant moi-même tâté du micro pendant quelques années, notamment sur les ondes du 102, 3 FM à Montréal, j'ai été très enthousiasmée par cet aspect du texte, qui nous propose dans une première et longue partie de nombreux superbes passages à propos de la voix : 
« À quatre ans, Gwen avait une robe d'été jaune imprimée de cornets de crème glacée. Manger une glace vêtue de cette robe, la regarder fondre et se désintégrer pendant que les jolis cornets sur sa robe demeuraient gelés, impeccables, lui donnait une sensation assez semblable à celle qu'elle éprouvait en voyant les mots tapés sur la page devenir un gros dégât dans sa bouche.» (p. 76)
« Tu dois entrer dans la nouvelle, dit-il à Gwen avec une touche d'impatience dans la voix. Entre en elle et laisse tes yeux bouger jusqu'à la fin de la ligne, puis à la ligne suivante, ta voix comprendra et suivra. Lis comme si tu cherchais le sens des mots. » (p. 77)
« En ondes, dans la lumière tamisée de la cabine, elle allait vers les maisons avec sa voix, le long de chemins couverts de feuilles, sous la voûte des arbres, et personne ne s'occupait d'elle. » (p. 110)
« Cette fille était parvenue à lacer la chaussure souple de sa voix » (p. 111)
Autant de passages où une traduction précise et fine était obligatoire. Pari réussi pour la traductrice Hélène Rioux, également auteure. Hélène Rioux est aussi la traductrice du roman de Yann Martel, Self, qui a été finaliste pour le prix du Gouverneur général en 1998.

Elizabeth Hay nous présente donc un témoignage très vivant et réaliste de ce que furent le journalisme et la technique radiophonique dans les années 70. Comment se fabriquait une émission, comment se montait un reportage journalistique enregistré sur bandes, comment se faisait la mise en ondes, etc. Une réalité que nous ne connaissons plus aujourd'hui, ère de l'immédiateté et du numérique. C'est très plaisant de retourner, grâce à ce texte, à la lenteur, à l'observation, à la minutie. Gwen par exemple se plaît à enregistrer toutes sortes de sons dans la nature, des chants d'oiseaux au bruit des moteurs, en passant par des bribes de conversations dans un café, elle ne se sépare jamais de son enregistreuse...

Les différents protagonistes apprennent à se connaître et plusieurs histoires d'amour et d'amitié se nouent et se dénouent, avec, dans leurs sillages, jalousie, mensonge, trahison et tristesse.
Ils se sont tous retrouvés dans cette partie éloignée du monde, ce Grand Nord, pour des raisons différentes et parfois mystérieuses, mais ils partagent tous une profonde attirance pour ces contrées froides.
Chacun mène son propre combat, Harry contre la télé qui prend de plus en plus d'importance face à la radio, Dido et Eddy un combat politique parfois radical contre la construction du pipeline, Gwen un combat contre elle-même et ce qu'elle ne veut pas être. Eleanor, de son côté, se tournera vers la spiritualité pour trouver un sens à sa vie.
La deuxième partie du livre voit se développer tous ces liens qui vont nous mener à l'ultime acte de cette histoire, consacré à une expédition qu'Harry, Gwen, Ralph et Eleanor préparent minutieusement, et où là encore, l'auteure nous offre de magnifiques descriptions du Grand Nord, qui la fascine visiblement.
 « Quand ils se relevèrent, leur regard enregistra pleinement les espaces infinis nordiques. Chaque pied de ces plaines étales, de ces collines érodées était aussi détaillé que le petit fragment sur lequel ils se tenaient. » (p. 295)
L'auteure précise dans ses remerciements qu'elle avait en tête, durant l'écriture de son roman, la  « merveilleuse biographie » de Georges Whalley sur John Hornby, The Legend of John Hornby (Macmillan of Canada, 1962), biographie à laquelle les personnages se réfèrent souvent.
Le dernier combat de la petite équipe, cette difficile expédition (en canot, avec le portage que ça implique, et les rencontres inhérentes au Grand Nord : grizzly, caribous, boeufs musqués...) sur les traces de l'explorateur qu'ils admirent, les transformera radicalement et nous vivons ce drame final pleinement avec eux.

Ce roman enthousiasmant nous entraîne dans une contrée du Canada peu explorée dans la littérature contemporaine. Les éditions XYZ ont eu une belle initiative en publiant la traduction de ce magnifique texte, à la fois nostalgique d'une époque révolue, mais qui a également une certaine résonance aujourd'hui, notamment par sa vision de l'opposition de l'homme à la nature, et par sa fine étude des rapports humains, éternellement complexes...


[Lætitia Le Clech]

La critique de La Presse, par Josée Lapointe
Le site de l'auteure Elizabeth Hay
Les éditions XYZ


Humeur musicale : Miles Davis, Kind Of Blue (Columbia, 1959), en hommage à ce chef-d'oeuvre du jazz malencontreusement rebaptisé dans le livre King of Blue... (p.109)

09 mars 2011

Purge

Purge, de Sofi Oksanen, Éditions Stock, Cosmopolite, 2010 pour la traduction française (traduit du finnois par Sébastien Cagnoli)

Zara, jeune femme de Vladivostok émigrée à Berlin avec l'espoir d'une vie meilleure, se retrouve exploitée par un proxénète mafieux, sadique et dangereux. À l'occasion d'un voyage en Estonie, elle s'enfuit et échoue chez Aliide Truu, près de Koluvere.
L'Estonie, libérée depuis peu du joug russe (1991), après avoir été occupée par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale, vit des changements importants et essaie surtout de se remettre de plus de 50 ans de domination communiste violente et répressive.
Zara n'est pas arrivée chez cette vieille femme par hasard et le lien qui les unit sera dévoilé au lecteur au fur et à mesure, au moyen de retours dans le passé et de retranscriptions de lettres d'un certain Hans et de rapports secrets.

Si la lecture de la première partie m'a semblé laborieuse, l'évolution du drame et la compréhension historique du pays ne laissent pas indifférent par la suite. L'écriture s'attache aux petits détails insignifiants avec une telle précision que l'on ressent exactement ce qui est écrit, les odeurs, les sons, mais aussi les émotions beaucoup plus subtiles, peur, culpabilité, effroi. Et ce, malgré un style dur et froid, aux silences pesants et aux non-dits omniprésents, qui empêchent de tout de suite rentrer dans l'histoire.
L'auteure explique : «Ce qui m'attire avant tout, ce sont les destins bâillonnés, les personnages muets, les histoires tues. S'approcher du non-dit et tenter de l'articuler, n'est-ce pas l'essence même de l'écriture ?»
(Le Monde - 09 septembre 2010)
L'horreur est palpable à tous les chapitres de ce roman, souvent courts et aux titres curieusement anodins et légers (Les tribulations d'Aliide Truu, L'armoire contient la valise de la grand-mère, laquelle contient l'anorak du grand-père...), de l'expérience de la jeune Zara comme "prostituée de l'Est", exploitée et méprisée, jusqu'à l'humiliation d'Aliide lors d'interrogatoires violents, en passant par le sort d'Ingel, la sœur d'Aliide, et de sa fille Linda, ou  bien encore les mensonges malsains dans lesquels s'enfonce Aliide. Tous ces drames - vécus à différentes époques - sont reliés par un fil ténu, celui de l'Histoire avec un grand h.

Ce livre frôle et explore de nombreux sujets amenant une réflexion profonde, notamment sur l'exploitation des humains,  et particulièrement des femmes, que ce soit pour une idéologie, un régime, ou pour l'argent, le sexe ou le pouvoir.
Pour purger ces abcès qui purulent en secret comme des rivières souterraines, Sofi Oksanen a lu tout ce qu'elle a pu trouver sur le viol en temps de conflit. «Les victimes présentent toutes le même genre de traumatismes, souligne-t-elle. Elles se lavent sans arrêt, le corps, les mains, et évitent de regarder les autres dans les yeux... C'est pour ça qu'au début j'avais conçu Purge comme une pièce de théâtre. Le théâtre vous force à regarder en face ce qui est fait pour rester caché.»
(Le Monde - 09 septembre 2010)
Les seules lumières que l'on entrevoit dans cet ouvrage sont l'amour absolu d'Ingel et Hans, personnages incarnant la pureté (idéologique et amoureuse) et la sincérité, et la rédemption de Zara, qui personnifie alors l'avenir d'une Estonie nouvelle et libérée.

Sofi Oksanen est Finlandaise et Estonienne. Purge (Puhdistus) est son troisième roman (à seulement 34 ans!) et elle a reçu de nombreuses distinctions, les plus prestigieuses étant celles reçues dans son pays (équivalentes au Goncourt français), ainsi que le prix Femina étranger en France.
L'Estonie n'est qu'à deux heures de bateau d'Helsinki, en Finlande. Aujourd'hui, c'est une destination très prisée par les Finlandais, particulièrement depuis le 1er janvier 2011, date à laquelle le pays a intégré la zone euro.
Des dizaines de drapeaux estoniens flottent fièrement sur la place principale à Tallinn et plus personne n'est exécuté pour en posséder un chez soi. Les choses on changé pour le mieux et Purge permettra de ne jamais oublier jusqu'où la guerre et la répression peuvent nous amener, dans les plus profonds retranchements de l'âme humaine.
La purge prend ici le sens de purification, de catharsis, et se passe à plusieurs niveaux : se purger de la domination soviétique, ou de l'occupation allemande, se laver de la culpabilité, se purger de la peur pour arriver à la rédemption. Elle fait aussi bien sûr référence aux purges staliniennes.

Excellent article de Libération, par Frédéric Roussel


[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Jimmy Hunt, Jimmy Hunt (Grosse Boîte, 2010)