26 septembre 2012

Concert littéraire de Thomas Hellman

La bibliothèque idéale en lectures et chansons - Lion d'Or - 25 septembre 2012

Le poète est un sismographe qui enregistre les tremblements d’être.
Roland Giguère

Thomas Hellman est de ceux que nous aimons écouter, pour sa sensibilité et son amour des mots, et que nous aimons entendre, pour sa voix envoûtante et ses lectures sublimes.

Hier soir au Lion d’Or, il nous a présenté ses lectures, celles qui « font de la musique quand il les lit », comme il se plaît à nous le dire. Des textes d’auteurs qu’il aime particulièrement, Samuel Archibald, jeune auteur qui nous a offert Arvida en 2011, Allen Ginsberg, Eduardo Galeano (un auteur uruguayen), Patrice Desbiens, qu’Hellman vénère presque et diffuse depuis plusieurs années déjà et enfin, Roland Giguère, poète québécois et son plus récent coup de cœur. Cette affection s’est révélée rapidement fertile, car Thomas Hellman nous a révélé qu’en lisant les poèmes de Giguère, à chaque page, une mélodie lui venait.

La suite ici

14 septembre 2012

D'une guerre à l'autre (suite)

Opération mort, Shigeru Mizuki, Éditions Cornélius, collection Pierre, 2008

Pour ceux qui avaient besoin d'être convaincus de l'horreur de la guerre, et afin de poursuivre notre exploration du thème dans la bande dessinée, voici Opération mort, du mangaka japonais Shigeru Mizuki, récit à 90% autobiographique, relatant la vie de tous les jours de soldats nippons envoyés sur une île du Pacifique, proche de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour se battre contre les Américains lors de la Seconde Guerre mondiale, en 1943 exactement (guerre du Pacifique). Celle-ci est rarement étudiée, en Europe ou en Amérique, d'un point de vue japonais.
Le récit nous est présenté sous la forme d'un manga classique, lecture de la fin vers le début, de droite à gauche. Les amateurs de mangas seront heureux, pour les autres, cela prendra quelques pages pour s'habituer. Mais cela nous plonge directement dans l'univers japonais. De plus en plus d'éditeurs de mangas procèdent de cette façon en Europe, ce qui permet de se familiariser avec d'autres façons de faire, d'autres cultures.
Certaines onomatopées ont également été conservées en langue originale, et traduites sous les cases, l'éditeur nous en avertit dès le début.
Tous les dessins qui représentent des scènes de guerre (arsenal de guerre, soldats au combat, morts) sont d'un réalisme époustouflant et nous rappelle que ces épisodes ont réellement eu lieu.
Les scènes du quotidien des soldats, plus légères, parfois drôles, illustrent toujours la vacuité du quotidien des soldats et la banalisation d'une certaine violence physique ou psychologique découlant de la mentalité japonaise quant à l'honneur, l'obéissance et l'ordre.

Mizuki se dit avant tout spécialiste des monstres et des esprits, et il a réalisé de nombreux mangas dans ce genre, dont le plus célèbre, NonNonBâ, publié en 2006 par les mêmes éditions Cornélius, a reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 2007. Ce manga, ainsi que de nombreux autres créés par Mizuki, est peuplé de yôkaï, créatures surnaturelles nippones, de monstres et de lutins, et d'histoires fantastiques liées aux croyances populaires et aux légendes japonaises.
Dans Opération mort, pas de légendes ni d'histoires fantastiques, nous sommes bien dans le réel. Cependant, des monstres, il y en a, des vrais...Caporal-chef suicidaires et sanguinaires, soldats perdus, victimes de la malaria qui perdent la tête.
Le titre original d'Opération mort est Soin gyokusai seyo, et, comme nous l'explique un texte très éclairant en début d'ouvrage, le mot Gyokusai, constitué des deux idéogrammes gyoku et sai, qu'on peut traduire par «trésors» (qui désigne ici l'Empereur - donc le Japon) et «briser tout» (autrement dit «anéantir la vie de tous»), peut donc signifier «se suicider collectivement pour rendre leur honneur à l'Empereur et au pays».
Les personnages décrits par Mizuki obéissent à une stratégie de l'état-major japonais qui s'appuie sur la mythologie shintoïste, qui nourrissait la conviction que le Japon était un pays divin et que la défaite était par conséquent exclue.

On comprend donc bien que l'ouvrage de Mizuki relate une mission suicide commandée par le chef du bataillon que nous suivons durant toute la BD. Cependant, il faudra attendre la page 228 pour entendre parler de cette «opération mort». Avant cela, nous suivons plutôt le quotidien de ces soldats qui ne savent pas vraiment pourquoi ils sont là et qui semblent même ne pas connaître leurs adversaires. Ils doivent aussi apprendre à survivre dans une jungle peu clémente avec eux. De nombreux soldats y laisseront leur peau, vaincus par la malaria.

Mizuki, qui est aujourd'hui âgé de 90 ans, a vécu cette guerre et cette bataille du Pacifique, que le Japon a durement perdue, laissant le pays dans la honte, le désespoir et le vide spirituel. 
Mizuki, qui a d'ailleurs perdu son bras gauche dans une bataille (alors qu'il était gaucher, il a dû réapprendre à dessiner avec son bras droit), s'est fait dès les années 60 porte-parole d'un antimilitarisme marqué dans ses mangas (Hai no ki - Journal de fuite).
L'auteur explique sa vision des opérations suicides menées par l'état-major japonais : « Selon moi, le fait d’avoir survécu à une «opération mort» n’est en aucun cas une preuve de lâcheté, comme on le pensait à l’époque, mais au contraire un ultime sursaut de résistance comme l’être humain est capable d’en avoir. Rappelons que dans la hiérarchie militaire, un simple soldat était moins important qu’un cheval ; seuls les officiers et sous-officiers étaient placés au-dessus de cet animal. »
Dans l'ouvrage Opération mort, nous découvrons avec stupeur que des soldats ayant échappé à la mort dans une opération suicide sont poussés à se sacrifier pour l'honneur du Japon. Il est inconcevable qu'ils rentrent chez eux sains et saufs.

Un témoignage choc sur une période sombre de l'histoire contemporaine, et une culture nippone finalement peu connue du monde occidental, en dehors des clichés traditionnels.


[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : The XX, Coexist (Young Turks, 2012)

11 septembre 2012

D'une guerre à l'autre

Vietnamerica, Le parcours d'une famille, GB Tran, Steinkis éditions, 2011

Œuvre ambitieuse présentant quelques vignettes de génie, Vietnamerica a les défauts de ses qualités. L'auteur a voulu présenter un pan de l'histoire du Vietnam à travers la trajectoire de sa famille qui a fui le pays pour les états-Unis, en 1975, peu avant la fin de la guerre. La situation au Vietnam étant très complexe, l'auteur se devait de sélectionner les moments clés de cette Histoire et de ces histoires qu'il n'a lui-même pas vécues, étant né aux États-Unis juste après l'immigration de sa famille. Or, les différents témoignages, loin d'être inintéressants, se chevauchent avec peu de transitions explicatives, rendant le récit difficile à suivre par moments.

La lecture est d'autant plus fastidieuse qu'au point de vue graphique, l'auteur a choisi d'utiliser plusieurs couleurs, qui se succèdent, symbolisant les différentes époques, les différentes émotions, les différents personnages... Les cases ne s'enchaînent pas toujours de manière instinctive, écartelées entre la page de gauche et celle de droite.
Visuellement, cela reste magnifique. Mais ça demeure également très confus parfois.

Ceci dit, nous suivons l'évolution émotive et mentale de GB Tran relativement à ses racines, qu'il renie au départ pour finalement s'y intéresser et décider d'en faire cet album.
Les remerciements à la fin de l'ouvrage ne laissent aucun doute sur son implication dans ce travail de mémoire.
«Faire ce livre m'a brisé le cœur... Ma plus profonde gratitude va à Stephanie qui a su le panser.»
À la lecture de ce roman graphique, on ne doute pas un instant que ces destins tragiques, ces familles brisées par la guerre et la prise de conscience du passé de sa famille ont dû toucher l'auteur, comme ils touchent malgré tout le lecteur.



Les cahiers russes [La guerre oubliée du Caucase], Un récit-témoignage d'Igort, Éditions Futuropolis, 2011
Prix de la Mémoire du Holodomor 2011, Paris
Livre de l'année au festival de Treviso, 2011
Prix spécial du Jury au festival de Naples, 2011

On parle peu de la Russie et de la Tchétchénie en Amérique du Nord. Pourtant, la réalité sur le terrain, très complexe, montre encore une fois la monstruosité de la guerre et la violence qui peut habiter les hommes quand il s'agit de défendre des idéaux de façon extrême, ou bien quand un peuple humilié décide de prendre son destin en main quelqu'en soit le coût.
Déjà auteur des Cahiers ukrainiens, Igort est un amoureux de la culture slave.

Le roman graphique Les Cahiers russes s'inspire de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui a été assassinée le 7 octobre 2006 parce qu'elle dénonçait les abus du gouvernement russe. 
Dans ce récit coup de poing, où le texte occupe une place importante, aucun détail terrifiant ne nous est épargné, depuis le modus operandi de l'assassinat de la journaliste jusqu'aux atrocités subies par les Tchétchènes dans les salles de torture. Mais aussi, l'horreur psychologique vécue par certains soldats russes à qui l'on demande de commettre l'irréparable et qui ne se remettront jamais de ce qu'ils ont dû faire, et surtout du fait qu'ils ont été considérés comme des héros par la nation russe pour ces actes. Cette situation fait écho à certains témoignages de la guerre en ex-Yougoslavie et à d'autres récits de guerre qui sont trop souvent tus parce qu'ils ne cadrent pas avec la simplicité manichéenne des bons face aux méchants qui se battent entre eux.

Les Cahiers russes, en plus d'évoquer un conflit peu médiatisé, excepté lors des drames du théâtre Doubrovka (du 23 au 26 octobre 2002, un commando tchétchène a pris en otage les spectateurs du théâtre Doubrovka, à Moscou, environ 1000 personnes. L'opération s'est soldée par 129 morts parmi les otages et 39 terroristes tués) ou de la prise d'otages de l'école de Beslan entre le 1er et le 3 septembre 2004 (1200 otages - adultes et enfants - pris en otage par un commando tchétchène - plus de 300 morts après l'intervention d'une unité spéciale russe), nous en apprend un peu plus sur les revendications du peuple tchétchène et son histoire. La journaliste Anna Politkovskaïa a servi de médiateur dans l'affaire du théâtre (à la demande du commando tchétchène). Quant à la prise d'otage de Beslan, elle a été empoisonnée dans l'avion qui la menait à Beslan, avec comme conséquence l'impossibilité de se rendre jusqu'au lieu du drame.
Roman graphique pédagogique, Les Cahiers russes se veut « une plongée dans une Russie marquée par de multiples violences [et qui] témoigne du courage de celles et ceux qui résistent pour défendre l'état de droit et renforcer la société civile. »
Il nous laisse un goût amer d'injustice et d'incompréhension.

Un article du Point
Le site de l'auteur


[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : Dead Can Dance, Anastasis (PIAS, 2012)