03 septembre 2009

Droit du sol

Droit du sol, Charles Masson, Casterman Écritures, 2009

Ce pavé de 435 pages, dont les planches finales m'ont jetée à terre par leur rudesse, loin de tous les "happy ends" hollywoodiens, a tout de suite accroché mon regard à la bibliothèque, parce que Casterman Écritures nous offre souvent de bons crus (Les Taniguchi et Kim Dong-hwa, Amères saisons d'Étienne Schréder, lu récemment, en fait en parcourant leur catalogue, je me rends compte que je les ai presque tous lus !).
Ici, nous sommes loin des histoires classiques, puisque Droit du sol se déroule à Mayotte, petit île appartenant à la France, collectivité d'outre-mer française, plus exactement (qui deviendra cependant une département d'outre-mer français en 2011). Située non loin de Madagascar, dans l'Archipel des Comores, Mayotte est un peu à part puisqu'obéissant à des lois françaises, à deux pas de deux pays très pauvres (Madagascar et Les Comores, ancienne colonie française) et instables. L'île de Mayotte fait figure d'eldorado pour les Malgaches ou Comoriens désireux d'améliorer leur sort. Ces derniers n'ont que 70 km à parcourir pour se retrouver en terre française, et avoir accès aux hôpitaux et maternités. On comprend donc pourquoi il y a tant d'immigration clandestine entre ces deux îles. Souvent, des femmes enceintes qui veulent accoucher à Mayotte pour obtenir le "droit du sol"... Mais tout n'est pas aussi simple pour ces immigrants à la recherche d'un avenir meilleur pour leurs familles.
Charles Masson, qui vit aujourd'hui à La Réunion (donc non loin des lieux qu'il décrits), brosse le portrait de plusieurs personnages, tous aussi intéressants les uns que les autres. D'abord il y a Danièle, qui accepte un contrat de plusieurs années comme sage-femme à Mayotte, en coopération. Elle quitte tout en France métropolitaine pour vivre pleinement son expatriation africaine. Les passages où nous la suivons donnent lieu à des descriptions juteuses d'expatriés français bien lourds et malheureusement réalistes. De vrais colons... dans tous les sens du terme (les Québécois comprendront) !
Il y a aussi Pierre, qui, parti faire un "break" à Mayotte comme médecin, y rencontrera l'amour en la personne d'une immigrante clandestine, Anissa. Le problème, c'est qu'il a déjà une conjointe restée en France, mais avec qui tout n'est pas simple. Il se retrouvera face à un choix important. D'autant plus qu'Anissa n'arrive pas à obtenir de papiers...
Puis, il y a Jacques et Jeff, le premier marié à Marie, immigrée comorienne, et avec qui il a deux petites filles, et le second éternel célibataire. Les deux hommes sont amis et vivent bien intégrés à Mayotte. Ils deviendront amis avec Danièle.
Enfin, il y a le directeur du magasin SFR, Serge, le "métro" (pour métropolitain, venant de la France métropolitaine) dans toute sa splendeur et persuadé de son bon droit, plein de naïveté, qui rédige son journal intime dans un style très collégien, relatant ses rencontres et ses espoirs.
«En ce qui concerne l'Île, ce territoire se dirige enfin vers la civilisation : les autorités Sanitaires et Politiques vont instaurer la SÉCURITÉ SOCIALE ! C'est le premier pas vers le "monde moderne "!»
«Par contre, il est primordial maintenant que les clandestins retournent chez eux : C'est le premier point de cette avancée sociale ! Il est fondamental qu'ils arrêtent de croire qu'ils peuvent venir ici pour se faire soigner gratuitement. C'est notre argent, et il doit être géré sainement
Le meilleur pour la fin...
«Nicolas Sarkozy est au Ministère de l'Intérieur, les fonctionnaires de la P.A.F. (Police Aux Frontières) ont enfin carte blanche pour expulser ceux qui doivent l'être !»
Toutes ces réflexions que ce personnage pose dans son journal sont d'une telle naïveté et d'une telle idiotie qu'on a du mal à y croire. Et pourtant c'est bien réel, et je suis persuadée que de nombreuses personnes pensent de cette façon.
Le sujet de l'immigration clandestine n'est pas simple, c'est sûr. Mais manquer à ce point de jugement me paraît si inhumain. Olivier Adam, que j'adore comme vous le savez, a très bien parlé de ce sujet dans son livre A l'abri de rien, publié en 2007 aux Éditions de l'Olivier. Même problème, mais dans le Nord de la France, avec des immigrés clandestins d'origine iranienne, irakienne, turque, qui rêvent d'aller en Angleterre pour fuir leur pays en guerre ou leur misère.
Un film sort prochainement sur les écrans québécois, Pour un instant, la liberté, d'Arash T. Riahi. Les extraits que j'ai vus présagent d'un film assez bouleversant, surtout quand tu vois un enfant dire à son père : «Papa, pourquoi il faut des papiers pour être avec ses parents ?» (la phrase m'est restée en tête depuis que j'ai vu la bande-annonce).

L'immigration clandestine, c'est ça. Réfléchir à une solution implique de se torturer la tête avec des émotions et des sentiments qui pour nous sont accessibles, comme vivre où l'on veut avec qui l'on veut... Pour ces personnes, ces simples faits ne sont pas possibles.

Encore une fois, le problème est complexe et je ne suis vraiment pas spécialiste. Charles Masson, dans son ouvrage, n'apporte pas non plus de réponse, mais permet de réaliser, si ce n'est pas déjà fait, que l'injustice est partout, et permet également de connaître mieux la situation dans cet archipel des Comores, quelque peu méconnu.
Les différents "chapitres" de cette bande dessinée, au trait simple et direct, sont entrecoupés de passages où nous assistons à des traversées clandestines entre les Comores et Mayotte, des "Kwassa - Kwassa". Ces moments, se déroulant de nuit, sont dessinés sur fond noir, ce qui permet d'insister sur la dureté de ces événements pour ceux qui les vivent.

Cette bande dessinée m'a beaucoup marquée et je la recommande à tous.« L'auteur est un médecin ORL, qui a toujours dessiné. Mais c'est sa vie qui lui a apporté les scénarios qui lui manquaient. Charles Masson ne peut se résoudre à accepter la souffrance et l'injustice. Il la combat au quotidien dans son premier métier ; il la raconte dans ses bandes dessinées pour reprendre son souffle.» (extrait de la quatrième de couverture)

Une interview de l'auteur.
Une critique avec un lien vidéo

En écrivant ceci, j'écoute Air, Pocket Symphony (Toshiba EMI, 2007)

Note : J'ai aussi beaucoup aimé Lulu, femme nue, d'Étienne Davodeau (Éditions Futuropolis, 2008), et Je mourrai pas gibier, d'Alfred (éditions Delcourt Mirages, 2009)
Je manque malheureusement de temps pour vous en parler plus longuement. Mais vous pouvez les lire sans hésitation, elles sont toutes les deux, dans un style très différent, tout à fait bouleversantes.