13 décembre 2021

Arbre de l'oubli

Je me souviendrai toujours du choc littéraire que j'ai eu en découvrant Nancy Huston, en 2001. C'est avec Dolce Agonia que j'ai débuté mon exploration de cette autrice canadienne. Tout m'intriguait chez elle, les histoires racontées dans ses livres, son style souvent sublime, toujours délicat, le fait qu'elle écrive en français alors que sa langue maternelle est l'anglais, qu'elle ait eu Roland Barthes comme directeur de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales, que la musique lui soit indispensable et qu'elle l'honore dans presque chacun de ses livres et enfin, sa productivité littéraire impressionnante, tant dans les romans que les essais, ou même les livres pour enfants.

Arbre de l'oubli, publié cette année par les fidèles éditions Actes Sud, ne figure pas dans mon palmarès de ses meilleurs livres, mais il complète un corpus déjà ample sur des thématiques revenant de l'une à l'autre de ses œuvres. Nancy Huston entrecroise ici le destin de plusieurs personnages à différentes époques, qui lui permettent d'aborder l'Holocauste et le destin des Juifs rescapés de la Deuxième Guerre mondiale (comme dans nombre de ses autres livres, on pense à Lignes de faille en particulier), les classes sociales, le monde universitaire, le tourisme sexuel, l'infertilité, les racines et surtout l'identité, qui traverse de bout en bout ce livre. Cet arbre de l'oubli, en particulier, fait référence à une histoire déchirante venue de l'époque de la traite des esclaves : il correspondait à un arbre planté à Ouidah, au Bénin, autour duquel les futurs esclaves envoyés en Amérique marchaient en y laissant leurs souvenirs, car ils savaient que dans leur future vie d'esclaves, ces souvenirs seraient trop douloureux. Ils y laissaient par le fait même une grande part de leur identité. 

« [I]ls étaient assez sages pour savoir que dans leur nouvelle vie au-delà des mers, leurs souvenirs pèseraient plus douloureusement que des chaînes. [...] Alors ils ont choisi de remettre leur identité à l'arbre. » (p.298)

Ce symbole de la perte de l'identité des Afro-Américains constitue le fil conducteur du roman, par la quête désespérée de Shayna, fille de Joel Rabinstein et Lili-Rose Darrington, conçue par gestation par autrui, qui ne se sent comprise par personne et qui elle-même accepte difficilement son identité, jusqu'à sa rencontre avec Felisa, une camarade de classe, noire comme elle, qui l'aidera à s'accepter et à affronter sa honte. On ne comprend précisément les origines de Shayna que tardivement dans l'histoire. 

« Un matin, alors que vous sirotez côte à côte votre jus de pomme pendant la récré, Felisa lance : C'est vrai que Joel Rabinstein l'anthropologue c'est ton papa?
C'est vrai.
Et ta maman, c'est une sœur de couleur?
Nan... ça t'étonne, hein?
Un silence long et doux s'installe entre vous, au cours duquel le vent d'automne fait danser vos écharpes et arrache quelques feuilles aux arbres dans la cour.
Ou plutôt si, dis-tu enfin (et c'est la toute première fois que tu en parles en dehors de ta famille). En fait, ma vraie mère est une sœur de couleur mais je ne l'ai jamais rencontrée. Elle habite Baltimore.
Ah.
Felisa ne dit pas un mot de plus, mais ses yeux brûlants te donnent une dose d'empathie comme jamais tu n'en as reçue. » (p.183-184)

Elle veut à tout prix connaître sa mère biologique, une femme noire de Baltimore. On suit sa quête et son éveil jusqu'à son arrivée en Afrique, alors qu'elle est une jeune adulte, où elle participe à une mission humanitaire avec son copain, lui-même haïtien. Elle consigne ses pensées pleines de colère dans son journal intime, en lettres majuscules.
En parallèle, on apprend à connaître ses parents et leurs parents avant eux. Tout s'emboîte chapitre après chapitre dans un furieux melting-pot, parfois difficile à suivre, mais qui aborde avec acuité tous les ratés, l'incompréhension, le racisme et la honte vécue par Shayna. Nancy Huston emploie au fil du texte le "tu" lorsqu'elle s'adresse à Shayna, créant une plus grande distance avec elle et la 3e personne du singulier, lorsqu'elle évoque ses parents. Elle fait référence à la couleur de peau en utilisant les termes "beige" et "marron", au lieu de "blanc" et "noir" : le champ lexical autour de la race, que son père nie et qu'elle-même ne comprend pas bien, évolue en même temps que le personnage de Shayna s'éveille. 
Nancy Huston ouvre de nombreuses pistes qui manquent d'aboutissement et auraient pu faire l'objet d'un épilogue plus long. Le destin de Shayna en particulier, à l'aube de sa vie d'adulte, s'arrête brusquement sans que l'on ait trouvé réponse à certains de nos questionnements. 
Mais le formidable talent de conteuse de Nancy Huston nous tient accrochés à son roman, qui engendre plusieurs réflexions pertinentes et très actuelles.


Arbre de l'oubli, Nancy Huston, Actes Sud, 2021, 306 pages

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Complément :

Un texte extrêmement documenté et très intéressant sur le livre de Nancy Huston et certains débats actuels : Couleurs métisse II (Arbre de l'oubli), par Christiane Chaulet Achour


Humeur musicale : Julie Doiron, Darkness To Light (I thought of you,  You've Changed Records, 2021)

08 décembre 2021

La fabrique des salauds

L'auteur allemand Chris Kraus, également cinéaste, s'est intéressé à plusieurs reprises par le passé au destin de ceux qui ont dû, en Allemagne et dans les pays Baltes subir et vivre l'ère hitlérienne. La complexité de l'après-guerre le préoccupe particulièrement, de façon personnelle : il a découvert que son grand-père avait fait partie des Einsatzgruppen SS et avait commis des crimes contre les Juifs des pays baltes. Il se questionne dans son travail sur la façon dont ces hommes ont été "réintégrés" à la vie de la nouvelle république d'Allemagne fédérale.

Dans l'imposante fresque de 880 pages La fabrique des salauds, qu'il a rédigée après cette découverte, il a imaginé trois personnages extrêmement romanesques, qui traversent le siècle, de 1905 à 1974. Cette année-là, nous retrouvons le narrateur, Konstantin Solm, dans un hôpital de Munich. Konstantin, surnommé Koja, se sert de son compagnon de chambre pour raconter son histoire. Tout comme le lecteur, ce dernier, un jeune hippie traumatisé crânien, passe de l'admiration au dégoût en écoutant le récit de Koja Solm. Celui-ci lui impose son histoire dans les moindres détails, rendant ce procédé narratif un peu forcé, même si par ailleurs, il nous permet de prendre quelques pauses dans une histoire extrêmement chargée, qui nous happe dans ses méandres.
Les frères Solm vivent en Lettonie : cette nation, au début du XXe siècle, fait partie de l'URSS, tout comme ses voisins la Lituanie et l'Estonie. L'un des points forts de ce livre est de nous faire découvrir l'histoire peu connue de ces pays baltes. La Lettonie, devenue indépendante en 1919, a de nouveau été annexée par l'URSS en 1944, puis de nouveau "libérée" en 1991, lors de l'éclatement de l'URSS. Tous ces mouvements politiques et historiques ont grandement déstabilisé la région et bouleversé les populations locales, qui, en temps de guerre, étaient forcées de choisir leur camp... Les frères Solm, eux, choisissent l'Allemagne, et s'engagent dans la SS un peu par conviction, pour l'aîné, Hubert (Hub), et un peu pour sauver leur peau, pour Koja. Leur pouvoir au sein de la SS devient de plus en plus important et les amène à participer à des opérations d'espionnage mais aussi d'extermination que Koja exécute à contrecœur.

Le cynisme et les sarcasmes de Koja lorsqu'il raconte son histoire ne modèrent pas l'horreur qui est décrite, même si la dérision dont fait preuve le personnage central de ce roman permet parfois quelques respirations face à la dimension horrifique que prend la narration. Si Koja nous apparaît comme quelqu'un de froid, on a surtout l'impression qu'il a subi toute sa vie le poids de cette Histoire.

« Depuis son bureau mitrailleur, il me lut une citation de Lawrence d'Arabie avant de me demander si je n'aurais pas envie de conquérir les sept piliers de la sagesse pour le compte de la SS - et je me dis : pourquoi pas? Après tout, on a déjà les sept piliers de la bêtise, de la folie et du crime dégénéré. » (p.243)

C'est que parallèlement aux événements relatés dans La fabrique des salauds, tous réels, une histoire plus personnelle ajoute au drame et amène humanité et sensibilité au récit. Alors qu'ils sont enfants, Koja et Hub deviennent les "frères" de la petite Ev, rescapée d'un massacre. Les deux frères tomberont fous amoureux d'Ev et elle aussi, les aimera tour à tour, provoquant leur destin. Les deux frères s'opposeront rapidement à cause de cet amour et subiront des conséquences différentes après leur participation aux exactions et opérations diverses pendant la guerre. Koja deviendra un espion pour le KGB, la CIA, les services secrets allemands (BND) et le Mossad, alors qu'Hub restera fidèle à ses anciens compagnons nazis, reconvertis pour un certain nombre dans les services secrets allemands. La versatilité de Koja semble peu vraisemblable à quelques moments dans le récit, comme si l'auteur avait voulu tout faire vivre à un seul personnage pour nous faire exagérément comprendre la complexité de cette période de notre histoire contemporaine.
Cependant, on se laisse prendre à cet enchevêtrement des rôles de Koja, comme en visionnant un excellent épisode du Bureau des légendes (série française sur les services de renseignement français, diffusée actuellement au Québec)...
Ce que l'auteur nous raconte nous apparaît parfois tellement invraisemblable que l'on éprouve le besoin de vérifier si les faits relatés se sont réellement déroulés de cette façon. Tous les éléments historiques sont réels et extrêmement bien documentés. Ce qui est le plus déroutant est de découvrir à quel point un grand nombre d'anciens nazis ont eu le champ libre après 1945 pour fuir, se cacher ou participer à des opérations organisées par le premier gouvernement d'Allemagne de l'Ouest, dirigé par le cabinet Adenauer à partir de 1949, en participant aux services secrets allemands. On découvre ou approfondit tout cela, et bien plus encore, dans La fabrique des salauds.

Ce roman coup de poing, d'une grande violence, se situe dans la lignée des Bienveillantes, de Jonathan Littell. Certains détails se retrouvent dans les deux romans. Il y a est question du mal que l'on fait par devoir, des exactions que l'on commet pour sauver sa propre vie, de la moralité de nos actes. Mais il y est aussi beaucoup question d'amour, filial, familial, amoureux et passionnel. C'est là que la différence se fait sentir : Chris Kraus nous entraîne dans une saga qui mêle l'histoire d'une époque et d'un pays à l'histoire intime d'une famille. De plus, le personnage principal, Koja, est un artiste très doué, et la peinture constitue un peu le fil rouge de l'histoire, le don artistique se transmettant de père en fils, puis de père en fille, et la contrefaçon picturale dont use le narrateur peut symboliser la trahison et le mensonge commis par nombre de protagonistes de cette histoire.


La fabrique des salauds, Chris Kraus, Éditions Belfond, 880 pages.

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Complément :

Peut-on écrire une généalogie du mal?

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Humeur musicale : Courtney Barnett - If I Don't Hear From You Tonight (Things Take Time, Take Time, Milk!Mom + PopMarathon Artists, 2021)