Dans son dernier roman, Lynn Diamond brosse le portrait d'une génération engagée qui se désillusionnera progressivement et perdra de sa détermination. Le principe d'incertitude, ou théorème d'indétermination évoqué par le titre, fait référence à la théorie d'Heisenberg appliquée à la mécanique quantique. Ici, on la voit plutôt appliquée à la mécanique du cœur, l'incertitude, le doute quant à l'engagement politique et personnel (dans le couple, dans l'amitié omniprésente dans le roman).
Sur plus de vingt ans, nous suivons Leslie, Anna, Josua, Tammy, Lili, Max et quelques autres (qui naissent en cours de récit), engagés à la fin des années 70 au Nicaragua, qui traverse alors une période de troubles et de révoltes importantes.
Amorçant un tournant communiste avec Daniel Ortega, le pays livre une lutte face aux forces financées par les Américains, les Contras.
Josua, en tant que médecin et ancien du Vietnam, vient en aide aux populations locales (au Nicaragua et au Salvador). Tammy et Lili font des reportages vidéo sur le pays et sa révolution.
Leslie vivra, aux côtés de son amant Josua, un épisode violent et traumatisant qui les hantera toute leur vie. Ce chapitre du livre, d'une grande dureté, constitue le tournant de la réflexion de Leslie (épisode au Salvador, chapitres 8 et suivants) et posera les bases de sa relation avec Josua, qui restera instable.
Ce roman circulaire est construit suivant la mémoire fragmentaire de Leslie. Si cela peut sembler déroutant d'un premier abord, la démarche devient véritablement intéressante une fois que les personnages sont bien ancrés dans l'histoire (et cela arrive vite), et que ce morcellement nous permet donc de suivre et de comprendre la pensée de Leslie. Il nous offre également la possibilité de mesurer la part de doute, de nostalgie, qui traverse la vie de Leslie.
« Harry s'était repris en précisant que le terme principe d'incertitude n'était pas tout à fait juste, il fallait plutôt dire principe d'indétermination. Tammy lui avait demandé si cela pouvait expliquer le morcellement de la mémoire. » (p.197)
Leslie Muller ou le principe d'incertitude est un très beau portrait d'une certaine génération, qui a vécu les années 70 avec tous les espoirs qu'elles portaient, mais qui aujourd'hui se questionne sur la force de ses actions militantes. Ces flottements sont d'ailleurs bien résumés à la fin de l'ouvrage, dans cet échange entre deux hommes de deux générations différentes :
« - J'ai suffisamment milité pour savoir que l'intransigeance et la pureté des intentions ne vont pas toujours ensemble. je le dis sans amertume.
- En somme, nous nous sommes bouché les oreilles, et vous, vous vous êtes fermé les yeux.
- Les idéaux ne sont toujours qu'à la mesure des hommes, ni plus petits ni plus grands. La seule façon de se dépasser est dans l'engagement total, ne cherchons pas ailleurs. Le problème, c'est qu'à force de dépassement, un jour on ne se retrouve plus. On a dépassé notre liberté individuelle; tout se fait en dehors de nous, ce qui est le contraire du sens de la lutte, son antithèse, et si vous me permettez de conclure sans dialectique et pour parler comme les médecins : cela est très grave. En ceci, remarquez, je n'apporte aucune conclusion originale, en cela mon époque et la vôtre se rejoignent. » (p.178-179)
Les désillusions politiques apparaissent chez notre narratrice dès le début des années 80 et assez tôt dans le roman, avec un propos très réaliste, loin de toute naïveté ou misérabilisme :
« Les militants de l'organisation marxiste-léniniste à laquelle j'appartenais quittaient un à un les rangs. C'était une année charnière et l'idée d'une révolution prolétarienne dans un pays qui n'avait pas besoin de réforme agraire devenait nulle et non-avenue ; les nouveaux dirigeants de la Chine trahissaient nos idéaux et nos espoirs, et les syndicats d'ici, sous l'impulsion des luttes ouvrières, avaient, ces deux dernières décennies, bien travaillé. Est-ce que le communisme n'était qu'un moyen d'accéder de manière accélérée au capitalisme ? » (p.54)Tous ces extraits permettent de se rendre compte du style impeccable de Lynn Diamond, qui m'avait déjà impressionnée avec Le corps de mon frère, publié en 2002 chez Triptyque. Surnommée la « chercheuse d'âme » par un critique, son talent s'exerce également dans son dernier texte, qui tombe à point nommé en cette période effervescente où les jeunes d'ici - malgré leur accès aux connaissances et à l'information - semblent peu impliqués et indignés, et les plus âgés, blasés.
Quelques références - notamment littéraires - m'ont échappé, mais n'ont pas été un obstacle à la compréhension du propos ni à l'attachement aux personnages.
[Lætitia Le Clech]
La critique de Marie-Claude Girard dans La Presse
Une entrevue très intéressante dans la revue Le Collectif (journal étudiant de l'Université de Sherbrooke) sur la démarche d'écrivain de Lynn Diamond
La chronique de Julie Laferrière dans Club Social
Humeur musicale : Portishead, Roads (Album Dummy, 1994)
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