03 juin 2022

Le poids des héros

Depuis quelques temps, je lis beaucoup de bd. Comme si mon espace mental ne pouvait plus intégrer une histoire pensée, écrite et développée sur 400 pages, et ce, même si plusieurs romans m'attendent à mon chevet. En voici trois parmi les 7 ou 8 lues ces 5 dernières semaines.
Le poids des héros, tout d'abord, à la fois comme titre de cette chronique, mais aussi comme titre d'une bd en particulier, celle de David Sala, aux éditions Casterman. L'auteur y raconte son histoire familiale, teintée de l'horreur de la guerre civile espagnole et de la Deuxième Guerre mondiale, dans un délire de couleurs qui fait de chaque page un véritable tableau. Les deux grands-pères de l'auteur ont tous les deux fui le régime de Franco, puis combattu les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Payant cher leur résistance, ils survivront, mais cette histoire pèsera lourd dans leurs vies et celles de leurs proches et descendants. David Sala retrace cette sombre et peu connue période historique, la Retirada, ainsi que l'aide des Espagnols issus de cette fuite dans la résistance française. Cela rappelle l'histoire du peintre Josep Bartolí, mise en images en 2020 par Aurel.
Cet album, extrêmement émouvant, est à découvrir absolument, tant la beauté des images côtoie l'émotion d'un récit duquel le lecteur ne sort pas indemne. Une grande et belle œuvre.

Compléments : 
Une magnifique incursion dans le travail du dessinateur, avec ambiance sonore : Dans l'atelier de David Sala
Et une entrevue avec l'auteur, qui explique comment faire face à sa propre histoire : Dessiner ses héros pour mieux s'en séparer 

Radium Girls, de Cy, nous raconte une histoire réelle qui s'est déroulée entre 1917 et 1925 environ, avec des conséquences plus durables encore pour les principales protagonistes. Dans la petite ville d'Orange, dans le New Jersey, une usine d'extraction de radium embauche des jeunes femmes pour peindre des cadrans de montres, afin de les rendre luminescents. La peinture qu'elles utilisent est composée de radium. Pour que leur trait soit plus efficace, elles doivent humecter leurs pinceaux avant de le tremper dans la peinture. Inutile de dire que ces femmes ont ingéré des quantités de radium qui les a presque toutes rendues malades. La dessinatrice Cy (Cyrielle Evrard), qui a aussi fait la mise en couleurs, s'est intéressée à cette histoire après avoir lu un entrefilet sur le sujet. Choquée par l'absence d'informations sur ces événements et par conséquent, de l'effacement de ces femmes, et sur les conseils du bédéiste québécois Guy Delisle, elle décide de se lancer dans ce projet de bande dessinée. Elle a voulu représenter, par les couleurs allant du rose pastel au violet, en passant par le bleu, la présence de l'élément radium. Elle explique : « Il y a huit crayons de couleurs différents et une neuvième pour le vert radium. À la base, je travaille souvent avec des camaïeux très serrés car j'aime ça et que ça évite les fautes de goûts. Ici, cela va du violet au bleu car c'est ce qui selon moi met le plus en valeur le vert radium, qui est l'autre rockstar funeste de cet album. ». Ces couleurs pastel donnent une impression de légèreté à l'histoire, qui pourtant, relate une injustice et un scandale qu'on a tenté d'étouffer. L'affaire a tout de même fait beaucoup de bruit à l'époque et plusieurs des femmes qui ont survécu ont pu aller en procès. L'une d'entre elles, Catherine Donohue, en Illinois, a remporté sa cause. Ces procès ont permis une avancée des droits des ouvriers aux États-Unis.

Compléments :
Comment dessiner Radium Girls? 
Beaucoup d'articles en anglais expliquent ces événements, ils sont répertoriés dans la fiche Wikipédia "Radium Girls".

La solitude du marathonien de la bande dessinée, d'Adrian Tomine, est une succession de scénettes sur les hauts et surtout les bas de la vie de dessinateur de bande dessinée. Le roman graphique évoque la compétition entre les différents auteurs qui essaient tous de plaire à leurs lecteurs, la solitude que le succès ou le manque de succès peut faire vivre et le sentiment d'incompréhension. Dans la première partie, l'auteur, dont le trait est souvent comparé à son collègue plus populaire Daniel Clowes - comparaison dont Tomine parle à répétition - évoque sa difficulté à percer dans le milieu de la bande dessinée, et revient à sa jeunesse durant laquelle il a été victime d'intimidation. Son grand rêve a toujours été de devenir un auteur de bande dessinée connu et reconnu, et le voilà à l'orée de ce succès. Mais son insécurité et son orgueil le ramènent toujours dans le doute et la comparaison, le faisant paraître un peu misérable quelquefois. L'auteur fait preuve de pas mal d'autodérision heureusement, et on se permet quelques sourires, mais parfois aussi quelques soupirs devant ses réflexions.
Dans ce qui m'apparaît comme une deuxième partie de vie, où il se montre plus assumé, on le retrouve en couple avec Sarah et père de famille. Ses anecdotes sont toujours aussi pathétiques parfois (manque de public aux séances de dédicaces, entrevues ratées), et la séquence de son malaise cardiaque, très émouvante. Quelques bribes nous permettent de comprendre aussi sa difficulté à se sentir accepté comme américano-japonais (sa façon de dessiner ses yeux, ou plutôt de ne PAS dessiner ses yeux, est révélatrice) et son syndrome de l'imposteur face à d'autres auteurs, qu'il admire et dont il s'inspire.

Le livre d'Adrian Tomine, publié chez Cornélius, petite maison d'édition bordelaise, est un magnifique objet, imprimé avec soin sur du papier quadrillé, rappelant nos cahiers d'école. Le format plus petit qu'une bd ordinaire est vraiment très agréable à manipuler et la couverture noire d'une sobriété très classe. Le trait noir est très précis, très beau et doux aussi. On ne sera pas surpris de savoir qu'Adrian Tomine collabore régulièrement au journal The New Yorker. Pour toutes ces raisons et pour l'incursion dans la tête fragile et narcissique d'un auteur, j'ai eu du plaisir à lire ces séquences parfois futiles mais qui visent juste du merveilleux monde de la bande dessinée.



Le poids des héros, David Sala, Éditions Casterman, 2022
Radium Girls, Cy, Éditions Glénat, 2020
La solitude du marathonien de la bande dessinée, Adrian Tomine, Éditions Cornélius, 2022

Humeur musicale : Son Lux, Woodkid, Easy (Live at Montreux Jazz Festival 2016)

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