20 juin 2013

Les poneys sauvages

Les poneys sauvages, de Michel Déon, Éditions Gallimard, 1970
Prix Interallié 1970 (prix qui récompense depuis 1930 un roman écrit par un journaliste)
Le roman a été retouché par son auteur en 2010, il s'en explique ici.
« Ce passé galant autorisait Rose à nous donner - foin d'hypocrisie - une chambre unique dans son auberge de la New Forest perdue parmi les bois où galopaient des poneys sauvages. Il me suffit de soulever encore en pensée la fenêtre à guillotine pour revoir au petit matin la brume argentée de la clairière, le ciel blanc au-dessus des arbres et, broutant l'herbe éclatante de rosée, les poneys aux longs poils humides, brillants comme de la soie. Le souffle retenu, je restais immobile, buvant l'air froid jusqu'à ce qu'un des poneys m'aperçût et se mit à hennir. Alors le troupeau redressait la tête dans ma direction et, après un court frémissement de l'échine, trottait vers la lisière de la forêt où il s'arrêtait encore quelques secondes avant de disparaître. » (p.74)

Narration double pour un roman-fleuve

Suivant les conseils d'un ami littéraire, je me suis lancée dans la découverte des Poneys sauvages de Michel Déon, roman fleuve de plus de 590 pages se déroulant sur une quarantaine d'années.
Écrit à la fin des années 60, publié en 1970, ce roman a connu un grand succès public à sa sortie, et demeure aujourd'hui encore une référence littéraire. 
Le point de départ du roman est la rencontre entre deux jeunes Français et trois jeunes Anglais à Cambridge, où ils étudieront durant l'année universitaire 1937-38.
Le narrateur (l'un des deux Français) devient leur historiographe, décrivant l'amitié qui unit principalement Georges Saval (le deuxième Français) aux trois Anglais, Horace McKay, Barry Roots et Cyril Courtney, ainsi que les événements historiques qui jalonnent leurs vies particulièrement bien remplies. D'autres personnages se déploieront dans le livre, comme Daniel, le fils de Georges Saval, ou Sarah, la femme de Georges et mère de Daniel. Le narrateur, devenu écrivain, obtient les confidences des différents protagonistes en les fréquentant de façon sporadique et en entretenant avec eux des correspondances épistolaires. D'autre part, Dermot Dewagh, leur professeur bien aimé à Cambridge restera un lien entre eux tous et nous pouvons également lire ses lettres dans le roman.
La narration devient double, par la voix du narrateur et par les mots de ces correspondances.

Une grande fresque historique absente des manuels scolaires


Le titre évoque ces poneys observés par Georges Saval à un moment charnière de sa jeune vie (dans l'extrait ci-dessus), mais pourrait également caractériser chacun des personnages de cette fiction forte et marquante. Chacun d'entre eux traverse le siècle épris d'une grande liberté, guidé par des idéaux qui se briseront parfois, exerçant des métiers souvent atypiques (agent secret, poète, écrivain, reporter du bout du monde), nouant des relations elles-aussi singulières avec des personnalités fortes. Ils s'ébrouent dans un siècle marqué par la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, la guerre d'Algérie, la fin du colonialisme, et ce roman nous expose à cette grande fresque historique que l'on ne trouve certainement pas dans les manuels scolaires. D'ailleurs, le roman a fait scandale à sa sortie car il relatait des épisodes de la guerre d'Algérie, la paix des braves de 1958, proposée par le Général de Gaulle et refusée par le FLN, et l'affaire Si Salah en 1960 (les liens envoient sur des documents de l'INA, pour ceux qui veulent approfondir sur le sujet). Ces événements étaient peu connus mais pourtant, l'auteur les a racontés de façon très juste, allant même jusqu'à recevoir les félicitations du Général Challe, qui a eu un rôle important pendant la guerre d'Algérie.
« Après la sortie du livre, j'ai reçu une lettre qui disait : "Je ne vous écris pas pour faire de vains compliments, mais parce que vous avez décrit de façon exacte ce qui s'est passé lors des négociations." C'était signé du général Challe. » (Article du Point, 28 février 2011)
L'auteur se fait également grand connaisseur et critique de l'histoire de l'Angleterre. Aujourd'hui, âgé de 93 ans, il vit en Irlande entouré de ses chevaux, un peu comme le narrateur des Poneys sauvages. Il a aussi vécu en Grèce, à Spetsai, et au Portugal, comme Barry Roots dans le roman.

« Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit de l’eau distillée. La chaleur y est excessive. » (Lettre de Rimbaud à sa famille, 1880)


Ces pérégrinations omniprésentes dans le roman donnent presque le vertige et encore une fois une sensation de liberté qui n'existe probablement plus aujourd'hui. Pouvoir choisir de rentrer en Europe sur un vieux rafiot au départ d'Aden (oui oui, là où Arthur Rimbaud a fait du commerce vers la fin de sa vie), partir à Madère sur un coup de tête pour retrouver un vieil ami qui a changé d'identité, naviguer dans les Îles Grecques à la recherche du passé, partir au gré des reportages journalistiques, chercher et retrouver une amoureuse par les moyens de l'époque ! Tant d'actions qui nous paraissent insurmontables, et qui donnent envie de tout lâcher et de partir à l'aventure... Cependant, les personnages, s'ils rencontrent des obstacles dus aux événements géopolitiques (guerre du Kippour, guerre d'indépendance au Yémen), ne se heurtent quasiment à aucune contrainte financière et matérielle, ni à aucun sentiment de remords ou de tristesse, comme si la vie coulait sur eux et qu'ils la vivaient sans penser au lendemain.

La guerre, la mort, l'engagement politique


L'ombre du poète Cyril Courtney (personnage fictif du roman) plane sans arrêt sur le récit, malgré sa mort dans des circonstances mystérieuses sur les plages de Normandie durant la guerre.
« Triste et mélodieux délire
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d'y mourir

- Que marmonnez-vous ? demanda Sarah
- De l’Apollinaire. Une petite chanson dont, un soir, j'ai échangé les strophes avec Cyril Courtney.
- Il est mort ! dit Georges.
- Cyril !
- Oui, à Dunkerque­. Je ne l'ai pas vu mourir, je l'ai aperçu mort, roulé par la vague, son beau visage maculé de mazout. Il en avait jusque dans la bouche.
Ainsi appris-je la fin de Cyril, en marchant le long des quais, la nuit de la victoire. Ce fut comme si l'on m'avait arraché les quinze jours ébouriffants de Florence pour n'en laisser qu'un froid souvenir. Nous ne recommencerons plus jamais. Cette fantaisie-là, cette fête du délire et de la joie de vivre appartenait à un passé qu'il fallait mettre de côté, repousser même avec violence, chaque fois qu'il tenterait de se rappeler. De toute façon, les vers d'Apollinaire n'étaient plus vrais pour nous. La mélancolie est une maladie d'avant-guerre. Nous ne pourrions plus l'éprouver. Elle ne revivrait qu'avec nos enfants à la veille de la prochaine. » (p.85-86)
L'auteur aborde les morsures laissées par un siècle violent, qui a décimé des familles, rompu des liens d'amitié, et laissé des survivants dans la désillusion et parfois le désespoir (la sœur de Cyril Courtney, Délia, incarne ce désespoir et cette folie, cette recherche éperdue du bonheur).
La complexité de l'engagement politique, avec l'émergence du communisme et la trahison de la patrie font partie intégrante du récit, en nous perdant un peu au passage. Nous prenons cependant ainsi la mesure de la subtilité du jeu politique des différents peuples et nations.

Ce roman foisonnant et remarquablement écrit ravira les fanatiques de fictions historiques. Il est l'un des grands livres du XXe siècle, complexe et qui nous habite longtemps, même si tous les personnages ne sont pas égaux en intérêt. Les poneys sauvages reste un formidable témoin de son époque, atteignant l'essence même de la littérature...

Lætitia Le Clech

Humeur musicale : Chapelier Fou, 613

1 commentaire:

Missycornish a dit...

Beau billet! Je viens de voir le livre sur mes étagères et je pense que je vais me laisser tenter. Je ne comprends pas en effet pourquoi on parle si peu de ce roman.


Merci pour cette découverte et à bientôt!