14 septembre 2012

D'une guerre à l'autre (suite)

Opération mort, Shigeru Mizuki, Éditions Cornélius, collection Pierre, 2008

Pour ceux qui avaient besoin d'être convaincus de l'horreur de la guerre, et afin de poursuivre notre exploration du thème dans la bande dessinée, voici Opération mort, du mangaka japonais Shigeru Mizuki, récit à 90% autobiographique, relatant la vie de tous les jours de soldats nippons envoyés sur une île du Pacifique, proche de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour se battre contre les Américains lors de la Seconde Guerre mondiale, en 1943 exactement (guerre du Pacifique). Celle-ci est rarement étudiée, en Europe ou en Amérique, d'un point de vue japonais.
Le récit nous est présenté sous la forme d'un manga classique, lecture de la fin vers le début, de droite à gauche. Les amateurs de mangas seront heureux, pour les autres, cela prendra quelques pages pour s'habituer. Mais cela nous plonge directement dans l'univers japonais. De plus en plus d'éditeurs de mangas procèdent de cette façon en Europe, ce qui permet de se familiariser avec d'autres façons de faire, d'autres cultures.
Certaines onomatopées ont également été conservées en langue originale, et traduites sous les cases, l'éditeur nous en avertit dès le début.
Tous les dessins qui représentent des scènes de guerre (arsenal de guerre, soldats au combat, morts) sont d'un réalisme époustouflant et nous rappelle que ces épisodes ont réellement eu lieu.
Les scènes du quotidien des soldats, plus légères, parfois drôles, illustrent toujours la vacuité du quotidien des soldats et la banalisation d'une certaine violence physique ou psychologique découlant de la mentalité japonaise quant à l'honneur, l'obéissance et l'ordre.

Mizuki se dit avant tout spécialiste des monstres et des esprits, et il a réalisé de nombreux mangas dans ce genre, dont le plus célèbre, NonNonBâ, publié en 2006 par les mêmes éditions Cornélius, a reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 2007. Ce manga, ainsi que de nombreux autres créés par Mizuki, est peuplé de yôkaï, créatures surnaturelles nippones, de monstres et de lutins, et d'histoires fantastiques liées aux croyances populaires et aux légendes japonaises.
Dans Opération mort, pas de légendes ni d'histoires fantastiques, nous sommes bien dans le réel. Cependant, des monstres, il y en a, des vrais...Caporal-chef suicidaires et sanguinaires, soldats perdus, victimes de la malaria qui perdent la tête.
Le titre original d'Opération mort est Soin gyokusai seyo, et, comme nous l'explique un texte très éclairant en début d'ouvrage, le mot Gyokusai, constitué des deux idéogrammes gyoku et sai, qu'on peut traduire par «trésors» (qui désigne ici l'Empereur - donc le Japon) et «briser tout» (autrement dit «anéantir la vie de tous»), peut donc signifier «se suicider collectivement pour rendre leur honneur à l'Empereur et au pays».
Les personnages décrits par Mizuki obéissent à une stratégie de l'état-major japonais qui s'appuie sur la mythologie shintoïste, qui nourrissait la conviction que le Japon était un pays divin et que la défaite était par conséquent exclue.

On comprend donc bien que l'ouvrage de Mizuki relate une mission suicide commandée par le chef du bataillon que nous suivons durant toute la BD. Cependant, il faudra attendre la page 228 pour entendre parler de cette «opération mort». Avant cela, nous suivons plutôt le quotidien de ces soldats qui ne savent pas vraiment pourquoi ils sont là et qui semblent même ne pas connaître leurs adversaires. Ils doivent aussi apprendre à survivre dans une jungle peu clémente avec eux. De nombreux soldats y laisseront leur peau, vaincus par la malaria.

Mizuki, qui est aujourd'hui âgé de 90 ans, a vécu cette guerre et cette bataille du Pacifique, que le Japon a durement perdue, laissant le pays dans la honte, le désespoir et le vide spirituel. 
Mizuki, qui a d'ailleurs perdu son bras gauche dans une bataille (alors qu'il était gaucher, il a dû réapprendre à dessiner avec son bras droit), s'est fait dès les années 60 porte-parole d'un antimilitarisme marqué dans ses mangas (Hai no ki - Journal de fuite).
L'auteur explique sa vision des opérations suicides menées par l'état-major japonais : « Selon moi, le fait d’avoir survécu à une «opération mort» n’est en aucun cas une preuve de lâcheté, comme on le pensait à l’époque, mais au contraire un ultime sursaut de résistance comme l’être humain est capable d’en avoir. Rappelons que dans la hiérarchie militaire, un simple soldat était moins important qu’un cheval ; seuls les officiers et sous-officiers étaient placés au-dessus de cet animal. »
Dans l'ouvrage Opération mort, nous découvrons avec stupeur que des soldats ayant échappé à la mort dans une opération suicide sont poussés à se sacrifier pour l'honneur du Japon. Il est inconcevable qu'ils rentrent chez eux sains et saufs.

Un témoignage choc sur une période sombre de l'histoire contemporaine, et une culture nippone finalement peu connue du monde occidental, en dehors des clichés traditionnels.


[Lætitia Le Clech]

Humeur musicale : The XX, Coexist (Young Turks, 2012)

Aucun commentaire: