« Les champs sont compartimentés par les arbres qui en établissent les limites. Vu du ciel, on dirait un damier ocre et marron, teinté de vert et de gris, de noir et de jaune. Parfois une rivière ou un lac jette une flaque de bleu noir sur cette abstraction géométrique, brisant ses lignes sans fins et ses angles droits. Chaque carré de terre appartient à un propriétaire, grand ou petit, à une corporation en expansion ou à un fermier en cessation de paiement. Les fermes se transforment en industries et l'agriculture artisanale déclare faillite. » (p.20)
Premier roman d'un jeune touche-à-tout (mais surtout musicien) québécois de 36 ans, La dérive des jours nous entraîne sur la ferme d'une petite famille constituée du père, Gérard et de la mère, Réjeanne, ainsi que de leurs deux enfants Samuel et Faustine, dans la région de la Baie-des-Chaleurs. Soudainement, les eaux montent, venues du sol, venues de nulle part, et envahissent les champs, forçant les membres de la famille à se réfugier dans un érable. Mais nous sommes à mille lieux du Baron perché, d'Italo Calvino (ça me donne l'occasion de citer ce livre, qui est l'un des livres qui m'a le plus marquée durant mon adolescence, ainsi que presque tout ce que Calvino a écrit d'ailleurs), comme le synopsis me l'avait fait imaginer.
Entrant en mode survie, coupés du reste du monde, ils devront se supporter les uns les autres dans tous les sens du terme, face à l'adversité de la nature, à l'intrusion d'un « étrange », face à leurs propres limites (physiques et morales) et face à la pire des conclusions.
Dans une sorte de huis-clos arboricole, l'auteur distille un suspense angoissant. Nous partageons tout au long des 345 pages du roman la détresse des quatre personnages. Chacun réagit avec sa propre psychologie, parfois un peu caricaturale (la jeune fille aimante et soignante, le fils qui veut prendre sa place d'homme, le père écrasé par son travail, la mère soumise), mais décrivant un microcosme familial peu exploré.
« La fatigue, bien entendu. Après quatre-vingt-seize heures suspendu aux branches d'un arbre, le corps ne réagit plus de la même façon. Il souffre d'un mal inédit : l'immobilisme. De nouveaux muscles sont découverts. La fatigue distord les autres sensations. Ligaments étirés, disque intervertébraux écrasés et épiderme à vif. La réalité passe par le filtre de la douleur.La soif. Le fragile équilibre entre l'eau et la chair sur le point d'être rompu. Ça commence avec ce symptôme quotidien, presque banal : l'envie de boire. Puis, la soif se convertit en un besoin pressant, exigeant et vital.. L'impératif du corps. Les fibres des muscles se distendent, la peau s'assèche, le visage s'amincit et les os saillent. Les dernières ressources sont utilisées. La moindre once de gras est emportée par le cancer de la soif. » (p.235)
Par de belles descriptions de la campagne québécoise, Jonathan Gaudet rend hommage aux paysans et cultivateurs qui dépendent de leurs terres, de la météo et des éventuelles catastrophes. Si son roman frôle l'anticipation, il n'en demeure pas moins très réaliste, faisant la part belle aux préoccupations environnementales, que l'on peut retrouver dans plusieurs romans de cette rentrée littéraire (Le retour de l'ours, de Catherine Lafrance, que je suis en train de lire, aborde frontalement cette thématique sous la forme du conte et de la contre-utopie).
« Moi, il fallait que je prenne la terre. La maudite vaurienne de terre ! Elle te prend tout, te donne rien. Un printemps pourri et y'a rien qui lève, pis il neige en mai et tes pousses gèlent, ensuite c'est un été sans pluie et tout brûle. Mais ça, c'est pas grave parce que l'année d'après, c'est le déluge et tout est noyé ! Toujours trop ou pas assez, pas d'entre-deux. Les champs sans fin. Regardez ça ! » (p. 124)
Malgré une finale qui m'a laissée un peu sur mon appétit, La dérive des jours n'en reste pas moins une surprise inattendue dans la quantité de nouveautés sorties ces dernières semaines. À la fois littérature du terroir et histoire d'horreur par les éléments inquiétants de cette inondation soudaine, huis-clos faisant penser au théâtre par moments (nombreux dialogues) et roman écologique et de science-fiction, Jonathan Gaudet explore avec aisance plusieurs genres. Cette diversité, loin de nous perdre, donne de la force à son premier texte qui nous tient en haleine d'un bout à l'autre.
Lætitia Le Clech Humeur musicale : Girls in Hawaii, Everest (62TV Records/BANG!/PIAS, 2013)
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