08 février 2006

L'empreinte de l'ange - Nancy Huston

Éditions Actes Sud / Léméac, 1998, 328 pages.
Lu du 1er au 5 février 2006.

Extraits :
«Dans chaque histoire d'amour fou il y a un tournant ; cela peut venir plus ou moins vite mais en général cela vient assez vite ; la plupart des couples ratent le tournant, dérapent, font un tonneau et vont s'écrabouiller contre le mur, les quatre roues en l'air. La raison en est simple : contrairement à ce qu'on avait cru pendant les premières heures, les premiers jours, tout au plus les premiers mois de l'enchantement, l'autre ne vous a pas métamorphosé. Le mur contre lequel on s'écrase après le tournant, c'est le mur de soi. Soi-même : aussi méchant, mesquin et médiocre qu'auparavant. La guérison magique n'a pas eu lieu. Les plaies sont toujours là, les cauchemars recommencent. Et l'on en veut à l'autre de ce qu'on n'ait pas été refait à neuf ; de ce que l'amour n'ait pas résolu tous les problèmes de l'existence ; de ce que l'on ne se trouve pas, en fin de compte, au Paradis, mais bel et bien, comme d'habitude, sur Terre.» (p. 193-194)

«- Tu aides à faire la guerre, alors ? dit Saffie en reculant. Ces mains elles touchent des clarinettes...et des fusils ? Elles tuent, ces mains ? Je te déteste !
- Saffie...
- Ne me touche pas ! Je hais la guerre ! András ! (Elle crie. Hystérique pour de vrai, cette fois.) Je vais te dénoncer à la police !
Il la gifle. De toutes ses forces. Juste une fois. Juste pour la calmer.
Et, oui, cela la calme... Elle met ses deux mains, superposées, sur sa joue en feu.
Ahuri par cette explosion de violence entre les deux êtres qu'il adore, Emil lâche sa flûte-courge et regarde, sans pleurer, de l'un à l'autre.
En fait - ils ne se le disent pas mais tous deux le savent - ils ont enfin touché là à l'essence de leur amour, à son noyau secret et sacré. En l'autre, c'est l'ennemi qu'ils aiment.

Le tournant est pris». (p. 227)

Biographie de l'auteure :
Nancy Huston est canadienne, née à Calgary en 1953. Elle a vécu aux États-Unis (à Boston et New York), puis à Paris, pour étudier. Elle s'est attachée à la capitale française au point d'y vivre aujourd'hui avec sa famille.

Quand Nancy Huston a eu six ans, sa mère est partie refaire sa vie ailleurs. Nancy Huston explique son traumatisme de la mère quittant soudain ses enfants : «Le lien que j'avais, petite, avec ma mère était un lien d'absence, exclusivement nourri d'imaginaire et d'évocations à travers ses lettres, ses mots.»
En France, à partir de 20 ans, elle participe un temps au MLF (Mouvement de Libération des Femmes), période pendant laquelle elle écrit des essais. Viennent ensuite les romans, avec d'abord Les variations Goldberg. Quand elle écrit Cantique des plaines, il est plusieurs fois refusé par son éditeur (Seuil) et par d'autres. C'est alors qu'elle décide de le réécrire entièrement en anglais avant de le traduire elle-même. Depuis, elle utilise cette technique de double écriture.

> Un portrait de Nancy Huston dans le journal Lire
L'empreinte de l'ange
Sur fond de guerre d'Algérie, et quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Saffie, une jeune allemande, rencontre Raphaël Lepage, un flûtiste professionnel. Elle travaille pour lui, et lui tombe amoureux d'elle. Ils se marient et ont un petit garçon quelques mois plus tard. Mais Saffie est absente, comme hors de sa vie, indifférente à ce qui l'entoure, même pendant sa grossesse. Elle semble se soumettre à Raphaël sans même éprouver quoi que ce soit. Elle restera mystérieuse et lointaine face à Raphaël, et c'est au luthier András, juif et hongrois, qu'elle se confiera, et que nous apprendrons son passé et comprendrons ainsi mieux son comportement. Une amour adultère va se développer, qui va transfigurer Saffie, autant dans son rôle de femme, que dans celui d'épouse et de mère.
Les confessions de Saffie et d'András, les événements qui se déroulent tout au long de leur histoire «seront l'occasion pour Nancy Huston, de nous entraîner dans l'aventure du XXe siècle, en dépeçant notre mémoire, en nous rappelant tous les crimes de notre temps, le nazisme bien sûr, les chambres à gaz, mais aussi la guerre d'Algérie, la torture instituée, le massacre du 17 octobre 1961, la haine, la révolte, la responsabilité de chacun, l'innocence perdue…» (littera05)
Pendant toute la première partie, nous nous demandons ce qui est arrivé à cette jeune femme qui a vécu la Seconde Guerre mondiale.
Son point de vue est différent, puisqu'elle est allemande. Dans les années 50, être une allemande en France remuait des souvenirs non désirés, comme le montre la réaction de la mère de Raphaël lorsqu'elle apprend que son fils va se marier avec une allemande, une «boche».
Mais la force du récit est justement de ne jamais juger ses personnages.
Aussi on comprend au fur et à mesure l'enfer que Saffie et sa famille ont vécu, on découvre la guerre d'un point de vue différent, que l'on n'a pas l'habitude de lire.
En France, Saffie va se trouver de nouveau plongée dans la guerre, celle d'Algérie cette fois-ci. De nouveau les horreurs, les tortures, les morts.
Saffie, en côtoyant András, qui la confronte doublement en étant juif et en étant impliqué dans la guerre d'Algérie, va se révéler et parvenir, peu à peu, à pardonner et à vivre, tout simplement.
L'empreinte de l'ange a donc un aspect historique, très documenté et passionnant. L'Histoire est véritablement l'un des personnages de ce roman.
L'autre thème important du livre est l'amour entre deux êtres que tout séparait. C'est une passion dévorante, une renaissance. Cet amour, encore une fois, va au-delà des conventions, Saffie étant mariée. Raphaël, lui, ne soupçonne rien. Seule un personnage, Mlle Blanche, soupçonne Saffie d'avoir un amant, car elle se voit dans cette jeune fille qui court rejoindre son amant dans le quartier du Marais, dès que son mari est parti.
Parallèlement à cet amour fou, et interdit, il y a l'amour de Raphaël pour Saffie. Un amour aveugle, et aveuglant, car Raphaël se jette dans cet amour en sachant qu'il n'est pas aimé en retour. Il ne cherche pas à comprendre les sentiments qui animent son épouse. Il en devient indifférent, comme étranger à sa propre femme et à son fils. Ce dernier lui lance d'ailleurs : «De toute façon, t'as jamais fait attention à nous...», laissant Raphaël effondré. D'autant plus effondré que Raphaël a été le plus présent lors de la naissance de leur fils.
Dans ce livre, l'amour transfigure les personnages, l'amour maternel, l'amour adultère, l'amour aveugle, pour les rendre meilleurs, ou les détruire.
Concernant la structure du roman, on sent que Nancy Huston est une musicienne (elle joue en effet du piano, du clavecin, de la flûte). L'histoire avance comme dans une symphonie jouée par Raphaël Lepage, avec ses crescendo et ses adagio. Nancy Huston a raconté dans une entrevue que lorsqu'elle travaillait sur ce livre, elle jouait de la flûte tous les matins. Une façon inspirante de s'imprégner de son histoire et de ses personnages.
On ne sort pas indemne de ce roman, l'intensité dramatique est à son apogée dès le début. Il y a des moments de bonheur, fugaces mais intenses, et des retombées dramatiques inattendues. Un roman difficile à quitter, on s'attache aux personnages, à leurs failles, à leur destin.
En écrivant ceci, j'écoute cela : Jan Garbarek - Rites (1998)

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Bonjour,

Il y a quatre mois, j'ai reçu un merveilleux cadeau pour mon anniversaire: Lignes de faille...un roman que j'ai lu d'une traite qui m'a de suite bouleversée et qui continue de me hanter.
je ne connaissais pas vraiment nancy Huston...j'avais lu Dolce agonia mais je n'ai pas ressenti "l'éblouissement" , l'émotion que j'ai éprouvé en lisant Lignes de faille. depuis, je me suis procuré "l'intégrale" de Nancy Huston: je viens d'achever "Cantique des plaines" dont j'ai apprécié la structure narrative complexe, la minutieuse anlyse des sentiments, les thèmes...Je termine à présent "L'empreinte de l'ange" où je retrouve les thèmes récurrents chers à Huston: la petite histoire qui se mêle à la grande, l'enfance et ses démons, ses traumatismes...Lire un livre de Nancy Huston, c'est aller à le rencontre de vrais personnages, qu'on ressent et voit...je suis chaque fois extrêmement touchée par cet aspect...
A bientôt et belles lectures
Myriam de Bruxelles